Chapitres 5 et 6 p. 107 - 164
Un fils pour Abram : Ismaël, Genèse 16, 1-16
L’alliance de la circoncision Genèse 17, 1-27
La fin du chapitre 4 nous a ramenés de la promesse (lointaine) de la terre, et à la promesse plus proche d’un fils. Ce sera l’objet du chapitre 5, lecture de Genèse 16 ; et encore autrement du chapitre 6, lecture de Genèse 17.
I- Chapitre 6 : Un fils pour Abram : Ismaël.
A.Wénin propose une organisation très claire du chapitre 16, encadré par l’expression « enfanter pour Abram » (v. 1 et 16), en deux parties, l’une centrée sur Saraï (v.1-6), l’autre sur Agar (v.7-16) ; de cette dernière partie, il détache deux versets de conclusion (v. 15-16).
Versets 1-6 La première partie présente un double dialogue entre Saraï et Abram.
Le parallélisme, que Wénin établit entre l’attitude de Saraï envers Abram, avec introduction d’une tierce personne, une servante égyptienne, et celle d’Abram envers Saraï, lorsqu’ils sont introduits devant le Pharaon égyptien, me paraît très intéressant.
Même manipulation d’un membre du couple par l’autre, même passivité de ce dernier.
Reste à discuter des motivations de Saraï et de sa réaction (p. 112-117).
Eliminons tout de suite le « pseudo-scandale » de la mère porteuse : dans les législations environnantes (notamment le code néo-assyrien), la possibilité pour une femme stérile d’adopter l’enfant d’une servante donnée à son mari était réglementée, comme d’ailleurs les conflits qui pouvaient en résulter !
Vous jugerez si la démonstration de Wénin, qui voit dans le geste de Saraï un pur effet de la convoitise, vous convient. A-t-il raison de voir derrière elle l’ombre d’Eve et le désir de mettre la main sur ce dont on est privé ? De dire qu’elle se passe de YHWH pour agir ?
A moins qu’elle n’ait essayé à sa façon de résoudre le problème de la descendance d’Abram, et de donner un coup de main à YHWH ?
Certes le jeu de mot sur le terme bânâh, construire / ben, fils interroge. C’est le terme employé pour l’action de Dieu « construisant » la femme en Gn 2, 22. Mais Saraï ne se construit tout de même pas elle-même... Elle met en place la possibilité : « peut-être » !
Bref, je serais personnellement moins dure que Wénin par rapport à Saraï... Mon expérience personnelle m’y pousse. Oui, Saraï agit en fonction d’elle-même, pour réaliser son désir d’avoir un fils… Mais n’est-ce pas vrai de tout enfant désiré (et on plaint ceux qui ne le sont pas !).
Je ne nie pas pour autant la force des parallélismes établis par Wénin p.116.
Et je ne peux que reconnaître qu’Agar est traitée comme un objet qu’on « prend », puis qu’on repousse. Peut-être Abram lui rend-il un peu sa dignité ! En tout cas elle trouvera en elle-même des ressources pour tenter de rétablir un peu d’égalité, ne serait-ce que le poids de sa grossesse, en face de laquelle Saraï devient « légère » (v. 4, p.118) !
Second dialogue entre Saraï et Abram (en fait premier dialogue, car Abram prend enfin la parole).
Pourquoi Saraï s’en prend-elle à Abram, alors qu’elle a entièrement mené le jeu jusque-là ?
Wénin déploie trois explications successives de l’expression difficile de Saraï au v. 5 : « ma violence sur toi ».
D’abord une auto-justification ( ?) de Saraï (p. 119) : en tout cas, sûre de son bon droit, elle fait appel à YHWH ! Après tout, elle a fait le boulot, à ses risques et périls… mais elle a mal mesuré les risques, et n’accepte pas les conséquences de sa propre décision !
Ensuite un reproche sévère fait à Abram (p. 120) : intéressant, mais hypermoderne, je ne suis pas sûre que l’argument porte dans la mentalité ancienne, et que Saraï puisse reprocher à Abram de ne pas l’avoir contrainte à assumer avec lui leur infertilité !
La réponse d’Abram enfin, apparemment respectueuse du désir de Saraï, manifeste en réalité un mépris complet pour ces « histoires de femme » ! Un Abram bien irresponsable ? (p.121).
Bien sûr que l’attitude de Saraï est odieuse, et que Saraï s’enferme dans l’inconséquence… ou dans la souffrance. Mais Wénin conclut que Saraï s’enferme dans une logique de mort (p.122) ! Et il est vrai qu’elle sort du récit…
En fin de compte Abram aura un fils, deux fils… l’avenir du couple n’est pas si compromis que cela, et Saraï reparaîtra au chapitre 18 !
Désormais c’est d’Agar qu’il s’agit !
Versets 7-14 Agar et le messager de YHWH.
Wénin reprend son parallélisme : comme en Egypte, c’est le Seigneur qui intervient pour dénouer le problème entre les époux et rendre « justice » à l’étranger.
C’est au moins le cas pour Agar.
Pour moi, l’originalité remarquable de ce texte, c’est bien qu’Agar est le premier personnage biblique à « être gratifiée d’une rencontre avec le messager (l’ange) de YHWH », et cela auprès d’un puits, source et symbole de vie. Une femme, une servante, une étrangère ! D’autres suivront, mais on oublie trop la primeur offerte à Agar !
Restaurée par le messager dans sa dignité, Agar reçoit trois messages : v. 9, 10 et 11.
La finesse de l’analyse de Wénin (le jeu sur les aspects du verbe « humilier », p.128) doit être ici saluée (v. 6. 9. 11).
Les deuxièmes et troisièmes messages retiennent l’attention : la promesse faite à Agar au v.10 reprend les mots de la promesse à Abram en 13, 16 et surtout 15, 6. Agar devient le parallèle féminin d’Abram !
Anticipant la révélation du nom de Dieu YHWH, en Exode 3, la troisième promesse annonce aussi le fait que Dieu entend/ a entendu/ entendra l’humiliation et le cri de son peuple (Ex 3, 7 ; Dt 26, 7), ici c’est l’humiliation d’une femme égyptienne qu’il entend ! Et c’est le fils d’Agar, Ismaël, qui en est le témoin, puisque son nom signifie : « Dieu entend et entendra » (p. 129).
Je me permets de noter que le texte grec emploie le mot tapeinôsis, humiliation, que Luc reprendra dans le cantique de Marie (« l’humiliation de ta servante », Lc 1, 48).
La suite concerne Ismaël : à nouveau, Wénin souligne avec finesse les emplois du mot « main » (v. 6. 9. 11), pour montrer qu’Ismaël sera un homme libre (lui et sa descendance !), dans une relation difficile avec ses frères (Isaac et sa descendance ?).
La réaction d’Agar est reconnaissance de celui qui lui a parlé : « Toi », et confirmation d’une expérience forte de vision, qui annonce celle d’Abraham en Gn 18, 1 et 22, 14, mais aussi celle de Moïse en Exode 3, 4-5. Les noms de lieu portent avec eux le souvenir d’une époque lointaine où l’être humain pouvait « voir Dieu », et on ajoute que c’est Dieu qui a vu d’abord… et s’est fait voir !
Agar a fait, une expérience de « révélation » ?
II- Chapitre 7, L’alliance de la circoncision
Dégager l’organisation ou la structure d’un texte est vraiment une première étape indispensable et très éclairante. A. Wénin le fait pour nous à merveille.
Le chapitre 17 de la Genèse est formé d’une première annonce de l’alliance par Dieu, devant laquelle Abram tombe la face contre terre (v.1-3).
Cette dernière phrase sera reprise au verset 17, et l’ensemble 4-17 encadre trois prises de parole successives par Dieu ; elles concernent Dieu lui-même (« Moi, voici mon alliance avec toi » v. 4-8), Abraham (« Et toi, tu garderas mon alliance » v. 9-14), et Saraï (« Saraï, ta femme » v. 15-16).
Puis, aux v. 17-21, on a enfin une réaction d’Abraham (le rire !) et une cinquième intervention de Dieu : « Pourtant Sarah, ta femme va enfanter pour toi ».
Le récit reprend alors sur les versets 22-27, Abraham s’exécute, et tous les hommes de sa maison sont circoncis.
Wénin reprend pas à pas ces moments du texte, en trois parties : 1-16 ; 17-21 ; 22-27
1-Versets 1-16
La présentation est parallèle à celle de la promesse au ch. 12, 1ss., avec un écho à Hénoch et Noé qui « ont marché avec Dieu » (5, 22 ; 6, 9).
L’expression « donner une alliance », différente de celle de 15, 18, reste d’abord unilatérale (malgré l’effort de Wénin pour la tirer vers le contrat bilatéral). Mais il est vrai que Dieu demande maintenant à Abram, un engagement plus conscient et qui doit changer sa façon de vivre (p.141-144).
Les trois interventions de Dieu sont aussi comparées aux trois interventions du messager à Agar au ch. 16. Mais elles répondent à la demande de Saraï en 16, 5 : « Que YHWH juge entre toi et moi », …pour lui donner raison ?
La première intervention de Dieu (v. 4-8) est entièrement en « je » ;
La caractéristique de cette alliance est d’être « alliance de toujours » (ou « perpétuelle » v. 7. 13. 19), ce qui permettra de repérer l’écriture sacerdotale dans d’autres textes. Probablement reprend-elle et confirme-t-elle l’alliance du chapitre 15, si du moins il faut traduire en 7 : « je maintiendrai mon alliance » (littéralement : « je la dresserai, je la mettrai debout »).
Dieu insiste sur l’immense descendance d’Abram en transformant son nom : d’Abram (« père élevé ») en Abraham (« père d’un grand nombre »). J’avoue ne pas croire à la lecture que Wénin fait de « Abram », « qui élève le père » (p. 146 : l’hébreu résiste, et moi avec !)
Le v. 8 ajoute le don de la terre (le pays, mais l’hébreu a le même mot).
Et surtout la formule d’appartenance qui scelle l’alliance : « devenir Dieu pour eux », qu’on retrouve à de multiples reprises, sous la forme courte (ici) ou sous la forme longue : « vous serez mon peuple et je serai votre Dieu » (voir Lv 26, 12 ; Dt 29, 12 ; Jr 11, 4 etc. ; Ez 11, 20 ; 36, 28 etc.).
En ce sens l’alliance est bilatérale.
Elle va l’être aussi par ce qui est demandé à Abraham (v. 9-14).
Cette seconde intervention est en « tu », « vous », ou à la voix passive. L’engagement humain consiste à garder l’alliance, à ne pas la rompre (v. 9 et v. 14).
Elle sera inscrite dans la chair par la circoncision des mâles. Je laisse parler la mise en tableau très claire de Wénin p. 148.
Il déploie alors sur deux pages une belle interprétation de la circoncision que l’on trouve d’ailleurs aujourd’hui sous la plume d’auteurs (ou d’auteures) juifs, ainsi Catherine Chalier.
Etre marqué par un manque, une incomplétude qui est reconnaissance de la non-complétude et de la limite de l’être humain et la possibilité d’une ouverture féconde à l’autre. Accepter d’avoir besoin de l’Autre/autre.
Remarque personnelle : cela m’a toujours interrogée. Qu’en est-il des femmes ? Suffit-il de dire qu’elles portent « naturellement la marque du manque » (p.150) ? L’interprétation très psychanalytique de Marie Balmary est intéressante (voyez les notes 36 et 38, p. 399). Convaincante ?
La circoncision (tôt après la naissance) met aussi à part des autres nations (au moins à Babylone, car de nombreux autres peuples connaissaient la circoncision à l’adolescence comme rite -dangereux- de passage).
Là encore, il faut accepter de lire la différence cachée comme un rappel à soi-même d’une altérité qui doit ouvrir sur l’autre…
A vrai dire, Saraï n’est pas oubliée (v. 15-16), qui prend le nom de Sarah (et non celui qu’Abram lui donnait !). Elle devient la mère du fils que Dieu donne à Abraham et de nations, peuples et rois.
A nouveau la lecture que fait Wénin de Saraï ou Saray, qu’il traduit « mes princes », me paraît hautement douteuse ; Saraï serait une femme soumise aux hommes de sa famille !
Disons qu’il suffisait que le suffixe « ï » (qui marque en hébreu le possessif « mon/ma», ici « ma princesse ») soit supprimé, pour que Sarah, « Princesse », retrouve sa place d’égale en face d’Abraham !
2- Versets 17-21 : la réaction d’Abraham, le rire dont Isaac tirera son nom (« et il rit »), est à juste titre comprise comme un mélange d’incrédulité devant l’impossible, et d’espérance cachée dans le possible de Dieu !
Abraham cependant reste juste en mettant en avant la présence de son fils Ismaël. Mais c’est Dieu qui le contredit. Le tableau de la page 159 est lumineux.
Moi, j’admire l’ouverture d’esprit de ces écrivains (des sacerdotaux sûrement) au retour d’exil qui veulent évidemment assurer l’élection et l’unicité d’Israël comme peuple de l’alliance par Abraham, Isaac et Jacob. Mais qui n’oublient pas pour autant un peuple frère qui honore le même Dieu, ces groupes nombreux à l’entour, parfois hostiles, descendants plus ou moins nomades d’Ismaël.
Ismaël dont le nom signifie que Dieu « a entendu » Agar. Mais Dieu dit à Abraham : « Je t’ai entendu » ! soulignant qu’enfin Abraham a pris en compte l’avenir d’Ismaël ! Finesse de Dieu… ou d’André Wénin (p.161).
Reste que ceux qui écrivent se savent et se disent les héritiers d’Isaac !
3- Versets22-27
Un ensemble construit en anneau (vous en prenez l’habitude, c’est fréquent dans les récits bibliques, pour mettre en valeur un élément !).
De part et d’autre, la dimension collective de la circoncision qui soude le clan (v. 23 et 27)
Au centre la circoncision d’Abraham lui-même et d’Ismaël, au passif, et Wénin souligne qu’ainsi Abraham n’est pas l’acteur du geste, mais qu’il l’accepte, y consent, et se laisse marquer par le manque.
Je voudrais conclure un peu différemment que Wénin sur deux points :
1- Revenir comme il l’a fait au début sur ce nom de Dieu El Shaddaï, rare dans la Genèse (6 fois), 31 fois chez Job, mais à peine une dizaine de fois ailleurs dans la Bible. On ne sait pas bien ce que le terme Shaddaï signifie. La traduction grecque des Septante en fait le Pantokratôr, le Dieu-tout-puissant. Le judaïsme plus tard tentera une (fausse) étymologie : « celui qui suffit », qui est une belle idée !
Peut-être simplement l’unification dans le Dieu d’Israël de tous les dieux de bénédiction, puisque le nom Shaddaï est souvent lié à un contexte de bénédiction et de fructification, comme le montre Wénin. Or celui qui sera béni et promis à une fructification, c’est Ismaël, après Saraï (v. 20)… Je propose le nom d’un dieu de tribus Ismaélites, assimilé au Dieu d’Israël !
2- Wénin voit dans le processus d’apprentissage d’Abraham (et de Sarah) un abandon progressif de la convoitise. J’ai envie de relever le côté positif de ce processus : c’est l’apprentissage de la foi, de la confiance en l’Autre, le Dieu qui propose son alliance, et par là, en l’autre humain, Saraï bien sûr, mais aussi Agar l’égyptienne et plus tard Abimélek… Abram accepte de faire confiance à l’autre, et donc il apprend à consentir à la non-maîtrise…Là je rejoins Wénin. A discuter.