Genèse saison 2, Genèse 11, 27 - 25, 18
A. Wénin, Abraham ou l’apprentissage du dépouillement
Feuille de route n° 6 2 avril -10 mai 2024
Chapitre 11 et 12, p.285 - 325
Ch. 11 Dernier test : la ligature d’Isaac, Genèse 22, 1-24
Ch. 12 Un premier lopin de terre, Genèse 23, 1-20
Chapitre 11, Genèse 22, 1-24
Certainement, le récit le plus célèbre de l’histoire d’Abraham … et d’Isaac, et le plus difficile !
La tradition juive parle de la « ligature d’Isaac », la tradition chrétienne du «sacrifice d’Abraham ».
Avant d’entrer dans le texte de Wénin, je vous donne quelques éclairages sur la réception de ce texte dans le judaïsme et le christianisme (le Coran fait allusion à l’épreuve qu’Abraham a dû surmonter, il ne nomme pas le fils d’Abraham, c’est la tradition musulmane qui remplacera Isaac par Ismaël).
Tradition juive : une mise à l’épreuve par Dieu de l’obéissance d’Abraham, et une mise en valeur de celle d’Isaac.
Targum Neofiti à Genèse 22 :
« Il advint, après ces événements que YHWH éprouva Abraham avec la dixième tentation et lui dit :… »
Targum du pseudo-Jonathan à Genèse 22 :
« Il advint, après ces événements, après qu’Isaac et Ismaël se furent querellés, qu’Ismaël disait : « … Je suis plus juste que toi parce que j’ai été circoncis à treize ans et, si j’avais voulu refuser, je ne me serais pas prêté à la circoncision. Mais toi tu as été circoncis à huit jours. Si tu avais eu la connaissance, peut-être ne te serais-tu pas prêté à la circoncision. » Isaac répliqua : « Voici qu’à ce jour j’ai trente-sept ans, et si le Saint, béni soit-il, me demandait tous mes membres, je ne refuserais pas ». Aussitôt ces paroles furent entendues devant le Maître du monde et sitôt la Parole de YHWH mit Abraham à l’épreuve et lui dit … »
« Isaac prit la parole et dit à son père : ‘Lie-moi bien pour que je ne me débatte pas à cause de l’angoisse de mon âme (…’) Les yeux d’Abraham étaient fixés sur les yeux d’Isaac, et les yeux d’Isaac étaient fixés sur les anges d’en-haut… Les anges d’en-haut disaient : ‘Voyez deux personnes uniques dans l’univers’ ».
Tradition chrétienne : insistance sur la foi d’Abraham, qui a cru que Dieu d’une façon ou d’une autre lui rendrait son fils !
Romains 4, 17-18 « Abraham crut au Dieu qui ressuscite les morts et appelle ce qui n’est pas à être. Il crut en espérant contre l’espérance qu’il serait le père de nombreuses nations »
Romains 8, 31 : « Dieu qui n’a pas épargné son fils unique, mais l’a livré en notre faveur à tous, comment avec lui ne nous donnerait-il pas tout ? »
Hébreux 11, 17-19 : « par la foi, Abraham mis à l’épreuve conduisit Isaac et présenta comme offrande le fils unique, lui qui avait reçu la promesse… Considérant que Dieu est capable de réveiller d’entre les morts. C’est pourquoi il le retrouva en parabole… »
Je rappelle aussi qu’il existe dans la Bible plusieurs textes qui dénoncent les sacrifices faits par certains rois de Juda aux dieux Moloch ou Baal, et insistent sur l’interdiction du sacrifice humain :
Jérémie 7, 31 : « ils érigent le tumulus du Tafeth dans le ravin de Ben Hinnôm pour que leurs fils et leurs filles soient consumés par le feu : cela je ne l’ai jamais demandé, je n’en ai jamais eu l’idée ».
Voir 19, 4-5 ; Ezéchiel 16, 21 ; 20, 31.
Le livre des Juges offre un exemple ancien de sacrifice humain avec l’histoire de la fille de Jephté (Juges 11, 29-40)
Reste à revenir au texte biblique !
André Wénin souligne d’abord le caractère insupportable, voire inadmissible de l’ordre de Dieu et de l’obéissance d’Abraham et rapporte la remarque de Rabbi Levi ben Gershim (au 14ème s.) sur le v. 2 : « fais-le monter là pour une holocauste » :
« On peut comprendre cette parole comme exigeant qu’Abraham sacrifie Isaac et fasse de lui une holocauste, ou comme demandant qu’il le fasse monter là Isaac pour qu’il fasse une holocauste, et qu’ainsi il soit éduqué dans le service du Nom ».
Même si l’ambiguïté peut planer sur le début du texte, et si les serviteurs et Isaac peuvent penser qu’il s’agit d’aller faire une holocauste, il reste qu’Abraham, lui, semble bien avoir compris qu’il s’agissait d’offrir Isaac en holocauste.
De plus, si le lecteur est averti par le verset 1 qu’il s’agit d’un « test », d’une « épreuve », Abraham, lui, ne le sait pas.
André Wénin met alors en perspective les deux grandes lignes de « renoncement » ou de « dépouillement » auxquelles l’ordre de Dieu appelle Abraham :
-Renoncer à la promesse, et à l’alliance (une descendance, une grande nation, une terre)
La question porte sur la façon de recevoir un don : l’accaparer, privilégier la chose offerte et s’en emparer, ou reconnaître la relation que le geste du don a créée.
Dans la Bible, selon Wénin, le test portant sur un don semble une chose courante.
Abraham va-t-il accaparer son fils, vouloir le contrôler, le garder pour lui, ou va-t-il le considérer comme un don, un signe échangé entre Dieu et lui ? Wénin précise que cette dernière attitude est exactement ce que la Bible appelle « sacrifice »… et cela nous donne à réfléchir sur ce qu’est vraiment le sacrifice (considérer le don de Dieu comme un signe gratuit de son amour et lui en être reconnaissant aux deux sens du termes).
- Renoncer à la paternité : selon une lecture marquée par la psychanalyse, il s’agirait pour Abraham de ne pas rejouer la scène passée de sa relation fusionnelle et donc mortifère avec son père Terakh.
En effet le même « va vers toi » retentit ici (18, 2) comme en 12, 1.
Mettre la main sur son fils, ou le laisser devenir un homme libre, le « laisser aller » ?
Le choix d’Abraham : Wénin propose une analyse détaillée des versets 3 à 9, qui souligne à chaque pas l’ambiguïté, et la double lecture possible par les différents personnages (les serviteurs, Isaac, Abraham). Sent-on vraiment l’hésitation d’Abraham dans ces versets (p. 295) ?
Comment décider de ce qu’il pense et ressent ?
A partir des v. 9 et 10, avec un ralentissement étonnant du tempo de l’action, il devient clair qu’Abraham ne retient pas pour lui le don (il est prêt à sacrifier son fils à l’ordre qu’il a entendu !).
Pouvons-nous penser, avec Wénin, qu’Abraham s’appuie sur l’expérience de sa relation continue avec Dieu pour lui faire entièrement confiance « au moment où il renonce à son fils unique, son aimé » ?
Suite de la disponibilité d’Abraham
L’intervention du messager du Seigneur manifeste que le test a « réussi » (« tu n’as pas épargné, retenu… ») ; pour Wénin ce test montre qu’il n’y a plus de « convoitise » en Abraham !
Personnellement je trouve cela insupportable !
La découverte du bélier et son immolation peut être facilement interprétée comme une immolation symbolique de la « paternité » d’Abraham. Ce qui explique l’absence d’Isaac lorsqu’Abraham redescend vers les jeunes gens, et retourne à Béer Shéva (voir la reprise de « tout uniment » ou « ensemble » aux v. 6. 8 et 19) (p. 299).
Wénin lit alors le renouvellement de la promesse de Dieu (« j’en fais le serment ») comme une reprise validant toute la marche d’Abraham avec Dieu depuis son départ de Haran.
Abraham a « délié » son fils, et il a « rencontré son Dieu » (p. 301). Il y a même un échange de « regards » entre Dieu et Abraham !
Avec raison, Wénin note la charge de signification qui s’est accumulée autour du puits de Béer-Shéva, le puits du serment : Abraham y a fait alliance avec Abimélek, y a renoncé à son fils Ismaël, puis à son fils Isaac, pour être finalement parfaitement ajusté à Dieu. Sans rien gagner d’autre que la promesse : l’essentiel ?
Abraham et Isaac, Agar et Ismaël
Dans ce dernier paragraphe, Wénin met en parallèle le récit du chapitre 21 où Agar se sépare enfin de son fils Ismaël qui a échappé à la mort, et le chapitre 22 où Abraham vit la même chose vis-à-vis d’Isaac.
Comme toujours les tableaux de mise en parallèle sont très intéressants à étudier de près. Des expressions se correspondent mot à mot, mais Wénin reste prudent et reconnaît lui-même que le parallélisme est un peu fragile (« ces quelques contacts verbaux » p. 306).
Ce qui me semble surtout très important, c’est que successivement Abraham a « laissé aller » ses deux fils !
La Conclusion reprend l’idée du travail sur la relation qu’Abraham a opéré :
Ce chapitre est comme un résumé de toute l’histoire de la relation qui grandit entre le Seigneur et Abraham, dans une dynamique d’alliance.
Il est aussi le point d’orgue de la relation père/fils, avec la découverte d’une paternité qui fait grandir et laisse libre, permettant au fils de devenir lui-même.
N’est-ce pas aussi l’image de ce que peut être la paternité de Dieu ?
Remarque personnelle
J’ajouterais volontiers un point de vue personnel que je greffe d’ailleurs sur les analyses de Wénin.
Le récit n’est-il pas un chemin de transformation de l’image de Dieu ? Le cheminement d’Abraham pour passer de l’image ancienne d’un Dieu jaloux qui exige des sacrifices et une obéissance absolue (et ce Dieu porte le nom d’Elohîm jusqu’au v. 10), à un Dieu qui refuse les sacrifices sanglants, qui refuse de donner la mort, et qui veut l’être humain libre et responsable devant lui (YHWH qui apparaît au v.11).
Une « purification » de notre image de Dieu que le texte opère durement.
Je retrouve avec bonheur une lecture de ce type chez deux auteurs contemporains.
L’un, juif, E. Lévinas : « l’oreille qu’a eu Abraham pour entendre la voix qui le ramenait à l’ordre éthique a été le moment le plus haut de ce drame » (Noms propres, Montpellier 1976).
L’autre chrétien, P. Beauchamp : « Comme si Dieu disait : c’est toi qui m’as fait cette image cruelle, mais je suis venu l’habiter parce que je ne pouvais pas t’en délivrer autrement » (Cinquante portraits bibliques, Seuil, 2000).
Il ajoute qu’Abraham est définitivement délivré de l’idée d’une dette de sang à la divinité.
Pourquoi les chrétiens l’ont-ils oublié ?
Chapitre 12, Genèse 23
Et Sarah ? Lui a-t-on demandé si elle acceptait le sacrifice de son fils ?
Elle a disparu des radars depuis le chapitre 21, 12 (où Dieu avait accepté sa crise de jalousie), elle ne reparaît que pour mourir et être enterrée.
Il est vrai qu’Isaac assurera le lien entre sa mère et sa femme : « Et Isaac fit entrer Rébecca dans la tente de sa mère Sarah » (24, 67), nous y reviendrons le mois prochain.
Tout est ensuite concentré sur la nécessité pour Abraham de trouver un lieu pour enterrer Sarah.
Je vous laisse lire les propositions de Wénin sur les relations possibles d’Abraham et Sarah après l’affaire d’Isaac (p. 313 et 314). Je préfère la suite de son analyse…
Négociation pour l’achat d’une sépulture (23, 3-18)
Abraham cherche une grotte (et un champ ?) pour enterrer sa femme et assurer un premier ancrage dans la terre à sa descendance.
Le texte est lent, la négociation à l’orientale très subtile. Et j’admire la finesse de l’analyse de Wénin qui souligne l’attitude du Khittite Ephrôn, qui veut d’abord « donner » la grotte et le champ, maintenant le nouvel occupant dans une situation d’infériorité, puis accepte de les vendre en faisant monter au maximum les enchères (p. 316 – 323).
Mais Abraham veut acheter la grotte, -et le champ, et s’installer en propriétaire dans un pays où il était et reste « résident et étranger » (v. 3) !
Selon Wénin, le champ serait aux yeux d’Abraham le « gage d’un don bien plus grand » (le pays ?) ( p. 324).
Je note avec lui que Dieu est absent de ce chapitre. Mais l’explication qu’il en donne (Dieu a tout remis entre les mains d’Abraham) ne me convainc qu’à moitié… et m’inquiète !