Vers l’implosion ? – Entretiens sur le présent et l’avenir du christianisme
Danièle Hervieu-Léger & Jean-Louis Schlegel (Seuil, 2022)
Ce livre écrit par deux sociologues des religions réputés dont l’un (Jean-Louis Schlegel) pose des questions auxquelles l’autre (Danièle Hervieu-Léger) répond avec une compétence reconnue. Elle la déploie de livre en livre depuis cinquante ans et aborde crûment la crise actuelle du catholicisme.
Le sujet est capital. L’Église catholique, vieille de vingt siècles, n’est-elle pas en train de sombrer ? Elle connaît actuellement en Occident – mais tout laisse penser que le phénomène devrait se répandre ailleurs ‑ d’indéniables difficultés à être prise au sérieux, non plus cette fois de l’extérieur, mais de son sein même, et par une majorité de ses propres fidèles. Ceux-ci ne peuvent plus admettre qu’une hiérarchie auto-sacralisée leur impose une doctrine et une morale prêtes à l’emploi, présentées comme des Vérités tombées du ciel, et par là même indiscutables. En face d’eux se trouve une minorité de catholiques pour défendre cette hiérarchie : ils sont attachés viscéralement à la forme traditionnelle du catholicisme ; ils donnent de la voix et militent pour que leur religion sacrée de toujours ne change pas d’un iota. Dans cette situation de tensions multiples qui ne cessent de s’exaspérer, le catholicisme ne serait-il pas au bord de « l’implosion » ? Telle est la question de fond de ce livre.
Le travail minutieux d’analyse sonde « jusqu’à l’os » les raisons du vacillement actuel du catholicisme dans ses bastions historiques. Il a le grand mérite d’analyser sans complaisance les faits, et ce avec une lucidité d’autant plus impitoyable que les responsables catholiques ont plutôt tendance à se réfugier dans le déni. Ces derniers camouflent en effet la réalité en regroupant par exemple des paroisses en une seule autour d’un unique prêtre encore disponible ; ou bien ils espèrent que l’Esprit-Saint répondra aux prières ferventes des fidèles en suscitant des vocations ; ou se serrent les coudes autour de communautés animées par un zèle missionnaire de reconquête ; ou encore multiplient leur visibilité par des manifestations publiques entre catholiques pour se soutenir en faisant nombre ; etc.
D. Hervieu Léger culbute ces paravents illusoires de la réalité et en fait apparaître les causes profondes. À l’origine, il y a ce qu’elle appelle le phénomène « d’exculturation ». Le catholicisme soutient en effet que sa doctrine dogmatique et morale, tout comme son organisation hiérarchique, sont immuables dans la mesure où elles seraient fondées sur une révélation divine. La sociologue expose comment les découvertes scientifiques depuis la Renaissance jusqu’à nos jours ont balayé les représentations sur lesquelles le catholicisme fondait depuis des lustres ses doctrine et organisation, et l’ont déconnecté de la culture moderne. Cette perception d’exculturation de l’Église est présente chez nos contemporains avec d’autant plus d’acuité qu’ils ont acquis de l’esprit critique et qu’ils tiennent désormais légitimement à leur autonomie de pensée. D. Hervieu-Léger braque aussi les projecteurs sur l’autre obstacle qui est le cléricalisme. Celui-ci se manifeste par la détention et l’imposition en tous domaines du pouvoir d’une structure hiérarchique sacralisée constituée du pape, des évêques et des prêtres. Les fidèles sont quant à eux réduits à obtempérer. Sur le terrain, la figure du prêtre qui régente tout en est l’illustration permanente.
Quelles sont donc les perspectives d’avenir face à cette situation de blocage institutionnel, demande D. Hervieu-Léger au terme de son livre ? Elle ne voit rien venir du côté des « observants » actuels (les « pratiquants » réguliers) ni des communautés nouvelles assoiffées de reconquête. Cette voie risque de conduire l’Église à devenir un regroupement sectaire.
Les forces qui, de l’intérieur même du catholicisme, comme actuellement le synode national allemand, poussent aux changements, seraient-elles alors porteuses d’espérance pour un renouveau espéré ? La sociologue, dont on connaît la prudence des propos, croit pouvoir conclure ainsi : « Je dois vous dire mon extrême scepticisme sur le choc de changement qui peut surgir de ces opérations synodales. » (376) La raison pour elle en réside dans l’impossibilité, pour ceux qui dirigent l’institution en haut lieu, d’envisager une telle révolution, car pour eux, tout comme pour ceux qui les suivent, l’existant fait partie intégrante de l’essence même du christianisme.
Quant à la foule des initiatives crées sur les marges de l’Église par des chrétiens eux-mêmes sous forme de petites communautés d’études d’évangile, de prière, de célébrations, y compris des eucharisties sans prêtres, certaines se fédérant avec d’autres, la sociologue déclare : « Je regarde avec plus d’attention la prolifération des petites initiatives qui finiront inévitablement par distendre, par en bas, le carcan dans lequel le système clérical enferme la vitalité du christianisme. Mais cela ne se fera pas, selon toute vraisemblance, sans passer par une phase d’implosion, du dit système, dont nul ne peut prévoir ce qui peut, in fine, en sortir » (376)
La situation actuelle est donc gravissime. Raison de plus d’activer sa vigilance. Le Jésus de Matthieu ne dit-il pas : « La lampe du corps, c’est l’œil. Si donc ton œil est sain, ton corps sera tout entier dans la lumière. Si ton œil est malade, ton corps sera tout entier dans les ténèbres. » (Mt 6, 22-23)
Jacques Musset