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Chers amis,

Je vous laisse lire sur le forum les différentes questions que nous avons traversées ensemble, et je vais vous proposer ici quelques réflexions sur ce que nous avons lu et qui m’évoque bien des situations humaines.

1- L’appel de Dieu :
Wénin le montre fort bien, la situation est bloquée : la famille de Tèrakh s’est arrêtée à Haran, des hommes meurent, la femme d’Abram est stérile, l’avenir est bouché, la mort rôde. Et c’est dans cette circonstance que Dieu appelle.
Or, ce fait, qui se reproduit à plusieurs reprises dans la Bible (au début du livre de l’Exode par exemple), reflète la réflexion qui s’est développée en exil à Babylone (588-538 av. JC), où tout semblait perdu (plus de terre, plus de roi, plus de Temple, plus de culte) : Dieu nous aurait-il abandonné ? Non, Dieu se tait d’abord, puis Dieu appelle...

Dieu appelle un homme, Abram, et lui dit « Va ! ». Pourquoi cet homme-là plutôt qu’un autre ?
 Les targums (traductions commentées de la Tora en araméen, mises par écrit à partir de 150 ap. JC.) cherchent des explications … et en trouvent ! Abram déjà s’était révolté contre le polythéisme et l’idolâtrie de son père et de sa famille. Dieu veut le récompenser…
Je dirais volontiers avec un peu d’humour : le targum est le modèle de ce qu’il ne faut pas faire ! Chercher des raisons, là où il n’y en a pas, sinon le choix libre et souverain de Dieu, ce qu’on appelle l’élection. D’autant plus que la situation est exemplaire, et que, peu ou prou, tout être humain peut s’y retrouver !
Dieu ne récompense pas Abram, il attend sa réponse ! Et Abram part, il sort, il quitte la ville, sa famille, ses biens… Une réponse qui pourrait prendre le nom d’un exode, une sortie.
Dieu appelle toujours à « sortir » (de nos enfermements, de nos certitudes, de nos sécurités etc.).
J’insiste parce que la tradition chrétienne a beaucoup dit que nous étions sur cette terre « en exil » ; on le chantait en latin dans le Salve Regina : exules, filii Hevae, fils d’Eve en exil ! C’est faux, en tout cas ce n’est pas totalement chrétien. Nous ne sommes pas en exil sur cette terre, mais en exode, en route, en chemin vers… « le pays que je te montrerai » !
Mais ce pays (la terre en hébreu) est bien sûr d’abord la terre à habiter autrement, comme des gens qui passent, et ne maîtrisent pas, qui servent mais n’exploitent pas etc…

2- La bénédiction de Dieu sur Abram et par lui sur tous les clans de la terre.
Un écho très fort au récit de la création en Genèse 1, où Dieu commençait par « bénir ». La Bible le martèle sur tous les tons : ce qui est premier, ce qui nous précède, c’est la bénédiction, la bénédiction originelle !
Avec le fait que l’élection (le choix de Dieu) n’est pas d’abord un cadeau, mais c’est une responsabilité, et Abram devra beaucoup avancer, beaucoup apprendre (Wénin nous dit « beaucoup se dépouiller ») pour prendre vraiment en charge cette responsabilité.

Cela commence mal. Abram est très vite confronté à un autre « clan » de la terre, l’Egypte qui d’abord l’accueille, et où va se jouer une relation triangulaire : Abram, sa femme Saraï et le Pharaon.
Peut-être faut-il dire que c’est la façon dont Abram traite son proche, sa femme, qui met aussi en cause la façon dont il traite le lointain, l’étranger, les Egyptiens.
Méfiance, soupçon, peur (un petit rappel du serpent ?), la demande d’Abram à Saraï révèle toute la lâcheté du personnage.  Il n’y a pas à l’excuser, le texte ne le fait pas. C’est la qualité majeure des auteurs bibliques d’avoir su toujours manifester les failles, les défauts, les erreurs des grands ancêtres (même s’ils sont par ailleurs idéalisés), et de montrer ainsi à quel point ils sont humains.
Abram vend sa femme au Pharaon pour sauver sa peau !

Plusieurs d’entre vous se sont (à juste titre ?) scandalisés de l’attitude de Dieu, qui, non seulement ne reprend pas et ne condamne pas Abram, mais même sanctionne durement le Pharaon, tandis qu’Abram s’en va, couvert de biens plus que mal acquis ! L’auteur biblique se tait. Pourquoi ce silence ?
Vous n’êtes pas les premiers à vous scandaliser : d’autres auteurs (bibliques !) l’ont été autant que vous, et ils ont repris par deux fois la même intrigue traditionnelle, à propos d’Abraham et Sara chez Abimélek (ch. 20, 1-18), et à propos d’Isaac et Rebecca (au chapitre 26, 6-12). Dans le premier cas, Dieu prévient à temps Abimélek, qui fait rapidement marche arrière et renvoie Sara à son mari ; dans le second cas, Abimélek aperçoit par la fenêtre Isaac et Rebecca et constate qu’ils ne se conduisent pas en frère et sœur, lui aussi recule à temps !  Et on assistera au chapitre 21 à une réhabilitation de Sara.

La question se transforme donc : pourquoi alors avoir conservé cette forme très brutale du récit et ne l’avoir tout simplement pas gommé ?
D’abord il faut se souvenir que tout au long de la Bible, les relations d’Israël avec l’Egypte sont extrêmement ambivalentes.
L’Egypte est, certes, la figure de l’esclavage, de la servitude et de la mort, dont Dieu par l’intermédiaire de Moïse va faire sortir le peuple (la figure sera reprise à la fin de l’exil à Babylone).
Mais l’Egypte est aussi le lieu où en cas de famine les nomades vont se réfugier et se nourrir. Une belle réhabilitation de l’Egypte est présente dans l’histoire tardive (5ème s. ? ) de Joseph qui clôt la Genèse ; la diaspora juive en Egypte est ancienne, importante et jusqu’au 1er s. av. J.C. très bien intégrée. Une magnifique vision des relations Israël/Egypte/Assyrie (autrement dit Israël et ses ennemis héréditaires) se lit en Isaïe 19, 19-25 : faites le déplacement, il vaut la peine !
On peut donc considérer que cette forme du récit reflète une tradition assez hostile à l’Egypte, mais qui ne triche pas pour autant avec le souvenir de l’ancêtre très moche !
Ensuite, j’ajoute que cela fait partie de la conception même du livre et de la pensée « théologique » des auteurs. Dieu reste incompréhensible, et nous n’avons pas toujours à « justifier » Dieu, avec nos petits préjugés et notre sens de la justice tellement sujets à caution !
Il est clair aussi pour eux que l’histoire de la promesse et de l’élection reflète le choix de Dieu pour un peuple humain, très humain et parfois détestable, injuste, couard etc… Mais Dieu fait avec ce que nous sommes, une humanité très, très douteuse (on pourrait ajouter une Eglise très, très pécheresse…), et on pourrait dire : heureusement !

Et puis, Abram, comme chacun de nous, va apprendre, un long apprentissage que nous allons continuer à lire !

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