Genèse saison 2, Genèse 11, 27 - 25, 18
A. Wénin, Abraham ou l’apprentissage du dépouillement
Notes et Réflexions n°5 26 mars 2024
Chapitres 9 et 10, p. 229-284
Abraham et le Père-roi, Genèse 20, 1-18
Suite d’un ajustement inachevé, Genèse 21, 1-34
Merci à ceux qui ont posé les deux dernières questions sur le forum, me permettant d’avancer dans ce petit essai de reprise de ces chapitres !
1-Genèse 20 (Wénin, ch.9)
Le chapitre 20 redouble en partie la scène du chapitre 12 avec le Pharaon, mais en la retravaillant pour faire grandir non pas le personnage d’Abraham, mais celui de Saraï, devenue Sarah entre temps.
Cette fois-ci, ce n’est plus du Pharaon qu’Abraham a peur, mais d’Abimélek, roi de la région du Néguev, sud-est de la mer Morte (philistin ?).
Abraham prend directement la parole et ment à Abimélek, en disant « c’est ma sœur ». Sarah n’a rien à dire, Abimélek l’enlève aussitôt (cela paraît normal aux auteurs…)
Heureusement Dieu intervient immédiatement en prévenant Abimélek : « tu vas mourir à cause de la femme que tu as enlevée, car elle appartient à son mari ». Dès lors, Abimélek se plaint au Seigneur, qui reconnaît qu’il a le cœur honnête, intègre : l’adjectif est exactement celui qui devait qualifier Abraham dans l’alliance du chapitre 17 centrée sur la circoncision (17, 1) !
Puis, bizarrement, Dieu l’envoie discuter avec Abraham, car dit-il, « c’est un prophète » : autrement dit, quel que soit son comportement, Abraham est désormais chargé de l’alliance ; mais il est clair qu’il ne va pas être à la hauteur de sa responsabilité !
Abimélèk va se plaindre à Abraham, qui s’enfonce et s’enferre dans les explications ; c’est une déception profonde pour le lecteur !
On apprend d’abord qu’il stigmatise d’emblée l’étranger (voire son hôte) : « il n’y a pas de crainte de Dieu dans ce lieu » (v.11) ; le regard sur l’autre est d’abord négatif ! Et c’est bien ce regard qu’il va falloir convertir…
Ensuite il ment crânement et raconte qu’en fait Sarah serait sa demi-sœur, ce qui n’était pas dit au chapitre 11 !
Pourtant cette fois-ci, Sarah avait parlé et soutenu le mensonge d’Abraham auprès d’Abimélek : en gros, elle sauve son mari… qui n’en méritait pas tant !
Heureusement, Abimélek, plus juste qu’Abraham rend publiquement justice à Sarah, en se moquant allègrement d’Abraham : « voici que je donne mille sicles à ton frère, ce sera pour toi comme un voile et tu seras réhabilitée » (20, 16). L’affaire d’ailleurs n’est pas très claire !
Ne cherchez pas la vraisemblance de cette histoire. Si on est fidèle au récit, Sarah a quelque chose comme 90 ou 100 ans ! et Dieu y apparaît particulièrement partial pour son élu, Abraham !
Ce qui compte, c’est le redoublement du « pattern », avec un nouveau visage de l’étranger, le roi des nations environnantes, dans un Abimélek qui enseigne la justice à Abraham !
C’est aussi une vraie évolution pour le personnage de Sarah, pas mieux traitée par son mari, mais reconnue dans sa dignité par Abimélek. Saura-t-elle en faire bon usage ? (ch.21)…
Le schéma de ce récit devait appartenir aux vieilles légendes transmises un peu partout, car on en retrouve une troisième version en 26, 1-14, avec comme protagoniste, Isaac, Rebecca, et Abimelek, roi des Philistins (l’ennemi public n° 1), je vous laisse découvrir le détail qui est amusant.
Mais ce qui m’intéresse, c’est que ce récit sert à poser la question de la « justice » et de l’honnêteté. Dit autrement, ces textes permettent de réfléchir à cette question :
Il ne suffit pas d’être l’élu de Dieu pour être juste, et parfois l’élu se conduit fort mal.
Il y a des justes chez les autres, et surtout les autres entretiennent une véritable relation, une relation juste avec Dieu (leur Dieu ? ou celui qui n’est nommé le Seigneur qu’à la fin de chaque récit ?)
Et c’est bien Abraham qui doit changer de regard sur l’étranger mais aussi sur son propre Dieu, qui est tout aussi bien le Dieu de l’étranger plus juste (mieux ajusté) que lui.
Inversement, que se passe-t-il lorsque l’élu se conduit mal ? même alors, Dieu ne l’abandonne pas… On peut se consoler en constatant qu’il lui fait donner une leçon par l’autre, l’étranger qui apprend à Abraham la vérité et la justice.
Note sur la stérilité (reprise d’une réponse donnée sur le forum)
A priori la stérilité de Sarah, comme plus tard celle de Rachel, ne signifie pas une absence de Dieu, encore moins un châtiment. C'est une réalité de la nature, douloureuse pour la femme stérile, mais surtout terrible dans une civilisation où la descendance signifie la survie de la famille, et au-delà de l'humanité. Corrélativement la femme stérile (dans un monde patriarcal, c’est toujours la faute de la femme et nul n’envisage la stérilité masculine !) est souvent renvoyée ou reléguée au second plan dans le cadre même de la maison.
Il me semble que ce choix des auteurs de mettre en scène des femmes stériles sert à montrer que la vie vient de Dieu, qu'il en est le maître, mais surtout que "rien n'est impossible à Dieu".
C'est ce qu'a affirmé le visiteur à Sarah en 18, 14 ("une chose est-elle trop prodigieuse pour le Seigneur?").
Les auteurs affirment aussi que ce ne sont pas les humains qui ont la main sur la vie, mais que Dieu seul en est maître ; et que la véritable fécondité vient de lui.
Les auteurs des évangiles de l’enfance reprendront ce thème avec la figure de la virginité de Marie.
Dans les épisodes du chapitre 12 et du chapitre 20 où la stérilité des femmes égyptiennes ou philistines semble un châtiment, le but poursuivi est aussi de montrer que la vie dépend de Dieu et de Dieu seul. Croire en Dieu, c'est aussi croire en la vie toujours possible, malgré les apparences et les impossibilités humaines.
2- Genèse 21 (Wénin chapitre 10)
Les autres, cela nous ramène à Agar, l’égyptienne.
Le chapitre 21 se greffe assez normalement sur 16, tout en le doublant et en le prolongeant.
La jalousie de Sarah peut laisser perplexe. Nul ne la condamne, et le récit l’abandonne là, avec sa fierté d’avoir eu le fils de la promesse, sa frilosité et sa jalousie devant le fils de l’autre.
Et nul ne saura ce qu’il en est de la réaction de Sarah lorsqu’Abraham se préparera à sacrifier son fils au chapitre 22 !
Deux personnages restent en jeu :
- Abraham qui prend la décision raisonnable (inspirée par Dieu !) de laisser aller son fils aîné, pour lequel il a reçu la promesse : « je le ferai nation », et l’affirmation trop oubliée : « il est ta descendance » !
Agar à qui la promesse est renouvelée, et qui reçoit, elle, femme, esclave, égyptienne, une promesse identique à celle faite à Abraham au chapitre 17, 18-20.
On voit bien que le texte a été retravaillé, remanié, à la fois pour mettre en relief la figure d’Agar qui reste responsable de son fils dans le désert (voir Exode 2 ?), le conduit à l’âge d’homme pour le laisser aller (v. 21).
Mais surtout pour insister sur le fait qu’il y a une protection particulière de Dieu pour Ismaël (« Et Dieu fut avec le garçon » v. 20, « être avec » étant dans la tradition juive le nom du roi que Dieu accompagne (l’Emmanuel : Dieu avec nous).
Ce qui nous conduit enfin à la question, que vous avez souvent abordée, des deux peuples qui descendent d’Abraham. Il y en aura d’autres (voir 25, 1-4), mais on a ici la mise en place des relations d’Israël avec les descendants d’Ismaël, relations avec des groupes de tribus sans cesse en luttes intestines et très indisciplinés, mais dont les auteurs bibliques reconnaissent fermement qu’ils sont également la descendance d’Abraham.
L’alliance entre Abraham et Abimélek
Une façon pour l’auteur de « racheter » la figure d’Abraham en face du roi juste Abimélek ?
Je laisse à Wénin sa lecture du « père-roi ». C’est la signification du nom d’Abimélek, et le chapitre 20 a montré qu’Abimélek joue un rôle important dans « l’éducation » d’Abraham ; en tout cas, il le remet dans une juste perspective quant à son rapport aux peuples environnants ; il lui montre que la justice et « la crainte de Dieu » sont aussi (et peut-être d’abord) de leur côté.
Puis au chapitre 21, il aide Abraham à résoudre pacifiquement un conflit de bergers autour des points d’eau et conclut avec lui une alliance qui fait écho à l’alliance divine.
Mais Wénin applique aussi des catégories psychologiques ou psychanalytiques à la relation Abraham vs Abimélek. Il considère que Terakh le père d’Abram avait avec sa famille une relation fusionnelle, une sorte d’emprise mortifère, qui enfermait les siens dans un cercle de relations serviles et mortifères. Abram en sort en partant…. Et il rencontre en Abimélek le père qui, au contraire, l’aide à grandir et à sortir des relations de soumission et de fusion ; Abimélek remplit alors parfaitement la fonction paternelle et la fonction royale qui est de rendre chacun capable de respecter la justice et le droit !
Ce qui est certain, c’est qu’Abimélek se montre « intègre » devant Dieu (ce qui était demandé à Abraham en 17, 1), et parfaitement juste et généreux pour Abraham qu’il accueille sur ses terres, et avec lequel il passe une alliance en bonne et due forme, respectueuse de la vie de chacun !
Je trouve intéressant de lire dans cette alliance au puits de Beer-Shéva (21, 32) une histoire d’alliance entre les hommes, qui est un écho de l’alliance avec Dieu. On se souvient qu’Agar appelée par le messager du Seigneur est sauvée de son désespoir par la vision d’un puits, qui va sauver la vie de son fils.
L’image du puits, lieu où la vie jaillit, et lieu d’alliance, a de beaux jours devant elle, depuis les mariages d’Isaac et de Jacob jusqu’à la rencontre de Jésus avec la femme de Samarie….
Quelques mots repris des échanges sur le forum à propos de la terre.
Abraham est un nomade, donc par définition quelqu’un qui habite comme étranger et résident provisoire sur les terres d’un autre. Mais la promesse de la terre que Dieu lui fait n’est pas celle d’un lieu d’errance, elle est bien promesse d’un pays où s’installer.
Les souvenirs anciens des ancêtres d’Israël rappellent que le peuple a commencé par le nomadisme. Mais ils rappellent aussi que les tribus se sont installées dans la région, et ont considéré que cette terre leur avait été donnée par Dieu.
Historiquement, il faut savoir que les tribus d’Israël, d’abord constituées de pasteurs nomades, se sont fixées progressivement au sud, à l’ouest et au nord du Jourdain, à la fin de l’âge du bronze et au début de l’âge du fer. La région était alors en grand affaiblissement économique et politique. Les roitelets des villes pitons étaient ruinées (Jéricho était en ruine, la ville d’Aï porte ce nom qui signifie ‘ruine’ !) et les campagnes en grande partie vidées (sécheresses, événements climatiques sur des décennies).
On peut comprendre que l’installation progressive de groupes nomades se soit faite de façon assez pacifique.
Le véritable ennemi qui paraîtra autour de l’an mille, ce sont les « peuples de la mer », Philistins, qui débarquaient sur la côte (Gaza) pour des razzias violentes jusqu’à l’intérieur du pays, et que Saül et David combattront jusqu’à les chasser.
Pour autant, la légende fondatrice racontera sous forme guerrière cette occupation du pays par Josué : c’est un texte tardif, cherchant à justifier le retour des exilés sur leur terre.
NB Enfin une belle remarque de nos amis d’Avignon sur le texte hébreu (lecture à la façon du judaïsme) : les lettres du mot « alliance » en hébreu (BeRiT) sont toutes présentes dans le premier mot de la Bible : « En tête ou en un commencement » (BeReshiT) ; dit autrement la création est constitutivement alliance !