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Paul de Tarse Ouvert aux discussions

Paul de Tarse, l'enfant terrible du Christianisme Note de synthèse n° 3

Période :
01 décembre 2024 - 15 janvier 2025
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Chers amis

Le premier contact avec Corinthe et la première lettre de Paul aux Corinthiens a-t-il été fructueux ? J’espère que vous avez trouvé écho à vos questions et suggestions dans le forum, sous les différents titres de Sujets de discussion (parfois en descendant un peu dans le fil des échanges) !
Il me semble que la « parole de la croix » peut être considérée comme un axe fondamental de la pensée et de la théologie de Paul, à partir duquel tout le reste s’organise, et qu’il faut toujours garder en mémoire lorsqu’on lit ou écoute ses écrits.

Je voudrais ici revenir sur les deux textes que je vous avais proposé de travailler, en pointant les aspects qui me paraissent essentiels et qui sont pour moi sujets de réflexion encore et encore !

I-D’abord la grande ouverture de 1 Corinthiens de 1, 1 à 2, 10 (qui se prolonge d’ailleurs jusqu’à la fin du chapitre 3).

Les trois premiers chapitres forment une vaste inclusion qui s’ouvre en 1,10 par l’énoncé des divisions
à Corinthe : « Moi j’appartiens à Paul, moi à… » et se ferme en 3,22-23 : « tout est à vous, soit Paul, soit Apollôs,…mais vous êtes à Christ  et le Christ est à Dieu » . Dans l’intervalle le sens du lien d’appartenance a été inversé, et les divisions de la communauté ramenée à l’unité d’une seule confession de foi au Dieu un qui se révèle dans la Parole de la Croix.

Au centre de ce grand anneau, les cause de la division vont être étudiées ; mais elles sont d'abord énoncées 1,13-16      - les Corinthiens se font une fausse idée du rôle des apôtres (question traitée au ch. 3).
1,17      - les Corinthiens se font une fausse idée de l'Evangile qui n'est pas parole de sagesse, mais annonce de la croix du Christ (ch. 2).

Je reviens d’abord sur la présentation des divisions à Corinthe : Paul parle de querelles et de divisions (qui pourraient conduire à des déchirures ou schismes, v.10-11). Que représentent ces groupes et quelles sont les causes de ces divisions ? Paul n’en dit rien, nous savons par les la lettre aux Galates les tensions possibles avec Céphas, Pierre, et par les Actes le fait qu’Apollôs était un bon orateur prêchant le baptême de Jean-Baptiste, (Actes 18,24-26). Tout ce que l’on peut dire, c’est que les génitifs sont des génitifs d’appartenance : « moi j’appartiens à Paul, moi à Apollôs… ». 
Avant cela, une autre question se pose : combien de « partis » y avait-il à Corinthe ? 3 ou 4 ? On conclut généralement à 4. Mais que signifie : « le parti du Christ » ? D’autant que la finale en 3,23 oppose les partis divisés à l’unique Christ. Au contraire de DM, je propose de lire le 4ème groupe comme une opposition forte :  après avoir cité ses interlocuteurs, Paul reprend la parole, le « je » change de nature : Paul ne cite plus les paroles des Corinthiens, mais il s’oppose à eux : « mais moi j’appartiens au Christ ! Christ serait-il divisé ? ». Ce qui me paraît beaucoup plus cohérent avec ce qui suit immédiatement.

En effet, Paul, qui appartient au Christ, se défend d’abord d’être un « baptiseur », sorte de maître spirituel, qui devait se présenter comme médiateur de salut, et il affirme avec violence : « est-ce Paul qui a été crucifié pour nous ? ». Ainsi les Corinthiens s’étaient-ils choisis des « maîtres de vie » parmi les apôtres qui avaient le plus d’autorité (Céphas), ou qui maniaient le mieux la sagesse du discours (Apollôs). Paul refuse cette tentation du « gourou », qui prend vite la place du Christ !
Ce passage nous renseigne aussi sur la conception que Paul se fait du baptême : « être  baptisé au nom de », selon une formule du droit commercial (« faire passer au nom de »), c’est entrer dans l’ensemble des propriétés de, c’est appartenir à ; filant la même métaphore, Paul dira en 6, 20 : « vous avez été achetés à grand prix : » Le baptême, c’est une appartenance qui libère de toutes les autres !
Puis les causes des divisions sont développées dans l'ordre inverse :
-1,18-3,4   qu'est-ce que l'Evangile ?        -3,5-3,17   quel est le rôle des apôtres ? (à lire)

L'évangile comme parole de la croix : "la parole de la croix est folie pour ceux qui se perdent, elle est puissance de Dieu pour ceux qui sont sauvés" (1,18). Quelle est cette parole de la croix, seul message de l'apôtre et seule force d'unité qui tienne la communauté ? 
Au verset 1,17 nous avons appris que la « sagesse » du logos, s’opposait à la croix du Christ : « Christ m’a envoyé annoncer la bonne nouvelle, non avec la sagesse du discours, afin que la croix du Christ ne soit pas rendue vaine ». 
Le mot grec « logos » signifie aussi bien « parole » et « discours ». « La parole de la croix », est-ce Un discours qui parle de la croix, une parole qui vient de la croix, ou encore, la croix en ce qu’elle est parole de Dieu, le Christ lui-même étant assimilé à cette parole…
Pour la définir, Paul procède en deux étapes :     

-Première étape 1,18-2,6 : la parole de la croix n'est pas l'expression d'une sagesse humaine.
Le verset 1,21 mérite d’être lu de près, il annonce tout le premier chapitre de la lettre aux Romains. Plongé dans la "sagesse de Dieu" -en termes modernes "le milieu divin"-, le monde n'a pas reconnu Dieu par la sagesse, car les hommes auraient pu reconnaître Dieu dans ses œuvres, sa création et la raison elle-même ; or ils en ont fait des objets d’idolâtrie ou d’infâmie (jusqu’à s’adorer soi-même), refusant de reconnaître le créateur.
« Aussi Dieu a-t-il utilisé la folie de la proclamation pour sauver ceux qui croient » :
"Car les juifs réclament des signes, les grecs cherchent une sagesse, mais nous, nous proclamons un Messie crucifié, scandale pour les juifs, folie pour les nations" (= les païens). 
En une phrase, toutes les prétentions humaines pour parvenir à la certitude et vérifier la vérité, mettre finalement la main sur Dieu, sont balayées. Ces prétentions recouvrent les tentations symétriques des Galates et des Corinthiens, chercher des garanties de salut ! Du côté galate (païen), la recherche des signes extérieurs, visibles, du salut, du côté corinthien, la recherche d’une sagesse ou philosophie acquise qui sauve. Paul leur oppose un objet de scandale et d’horreur pour les juifs, un objet de mépris et d’ignominie pour les grecs ! Le contraire d’une garante, une prise de risque absolue !
Je rappelle que selon Dt 21, 23 « le pendu au bois » (le crucifié) est maudit de Dieu » : comment les Juifs pourraient-ils reconnaître là leur Messie ?
En monde grec, la croix est objet d’ignominie et de honte, c’est le supplice des esclaves révoltés et des criminels, une sous-humanité : comment un crucifié pourrait-il sauver quiconque ?

La réponse est dans le retournement, le paradoxe qui suit : « mais pour les appelés, juifs et grecs, Christ est puissance de Dieu et sagesse de Dieu" (1,23-24). 
Paul entre ici dans un langage du renversement qui va dynamiser tout le chapitre ; il affirme que seul le crucifié, refusant la puissance des signes et la sagesse de la connaissance, meurt pour tous, juifs et grecs. Dans ce scandale et cette folie se révèlent la sagesse et la puissance de Dieu qui veut sauver tous les hommes sans considération de mérite, de performance religieuse ou spirituelle ou encore de supériorité intellectuelle. Tous, à commencer par ceux qui sont les plus éloignés de ce que la sagesse et la religion humaines valorisent ou admirent.

Paul donne aussitôt deux illustrations concrètes :

1,26-31 : la communauté de Corinthe, où Dieu a choisi ce qui est faible, mal-né, méprisé, ce qui n'est rien, pour que nul ne se vante ; et Paul ne flatte pas les Corinthiens en leur rappelant, malgré leurs sottes prétentions, l'obscurité de leurs origines et de leur situation sociale, leur manque de « culture intellectuelle », la pauvreté de beaucoup...mais c'est pour leur proposer un autre sujet de fierté : "celui qui se vante, qu'il se vante dans le Seigneur" (Jérémie 9,24).
Ce sont des expressions péjoratives où Paul heurte avec une certaine rudesse, la sensibilité de ses interlocuteurs grecs. De même que Dieu avait choisi un petit peuple sans relief, balloté entre les puissants de ce monde, et de plus infidèle à son alliance, de même il poursuit son dessein de salut, au rebours de la sagesse et de la prétention humaines, en choisissant ce qui est stupide et ce qui est faible, ce qui est mal né et méprisé (au fond l’antithèse de toutes les valeurs grecques traditionnelles des « hommes bien nés »).
Paul va même plus loin et parle de « ce qui n’est pas ». Une sorte de non-être : Dieu arrache des êtres au néant social, politique, économique, existentiel, pour leur offrir son amour et son salut, et en faire ses témoins !
Les théologies modernes de la libération ont largement tiré parti de ces textes, quitte à oublier que les qualificatifs ne sont pas seulement sociaux, et que tout homme devant Dieu peut revêtir ces qualificatifs; mais l’idée de fond est là : Dieu écrit une histoire de salut à partir des « revers de l’histoire » (Guttierez, La force historique des pauvres, 1986), et les premiers revers de l’histoire pourraient bien être Israël et la communauté de Corinthe…c’est-à-dire l’Eglise !
Je garde en mémoire ce qui fait le centre de la réflexion paulinienne : la parole de la croix a aussitôt un corrélat ecclésiologique, le privilège des faibles, et la conception conséquente de l’Eglise comme choix par Dieu d’un groupe de faibles et de pécheurs.

2,1-6 : l'apôtre lui-même : "je ne suis pas venu avec la supériorité de la parole ou de la sagesse pour vous annoncer le mystère de Dieu" ..."mais, dans la faiblesse, avec crainte et tremblement et sans les paroles persuasives de la sagesse"..."mais pour que votre foi ne soit pas par la sagesse des hommes mais par la puissance de Dieu". Nous retrouvons ici les expressions de 1,17. : « la sagesse du discours » est reprise sous la forme « des discours de sagesse », mais le discours de la croix devient ici « la démonstration d’esprit et de puissance, il est devenu « puissance de Dieu’.
Si l’apôtre et sa communauté ont d'abord à se reconnaître du côté de la faiblesse et de la folie, c’est pour tout recevoir de Dieu. Et ce qu’ils reçoivent est bien « puissance et sagesse de Dieu, justice et sanctification et délivrance : c’est le Christ lui-même.
Il faut à la fois souligner l’expression : « je n’ai rien voulu savoir parmi vous, sinon Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié « , et la relativiser.
La souligner car elle reprend la parole de la croix, que Paul veut planter au centre de l’église divisée de Corinthe ; la relativiser, ou au moins bien l’entendre, car si elle ramène les Corinthiens à la croix, cette croix est celle du Christ, de l’envoyé de Dieu, du Seigneur glorieux, cette croix est le lieu de la gloire. A condition de la regarder en face, et d’y suivre le Christ !
Aux Corinthiens trop vite passés du côté de la résurrection et de la vie selon l’Esprit, Paul ne rappelle pas la vie et la résurrection du Nazaréen, mais sa croix (c’est ce que Marc reprendra !).

-Deuxième étape 2,6-16 : la parole de la croix est cependant bien l'expression d'une sagesse, mais c'est la sagesse de Dieu : "nous enseignons la sagesse de Dieu restée cachée dans le « mystère », que Dieu avait d'avance avant les temps, destinée à notre gloire"(2,7). 
La sagesse de Dieu, c'est Jésus-Christ crucifié ; sur son visage seul se révèle la gloire de Dieu. 
Telle est la sagesse de Dieu « cachée dans le mystère, que Dieu avait prédéfinie à l’avance pour notre gloire » (2,7). Nous avons ici une association de mots récurrente chez Paul : la sagesse et le mustèrion ; il s’agit du projet de salut final de Dieu qu’il révèle désormais à tous. 
Projet originel, car la sagesse est auprès de Dieu dès l’origine, et projet ultime comme le dit le mot mustèrion, qui est un terme de révélation finale de la divinité ; c’est en Jésus-Christ, et en Jésus-Christ crucifié que se révèle la gloire de ce projet.
Et il faut accepter alors le mot de « pré-destination », car tel est le projet de Dieu qui se révèle dans le Christ : Dieu nous a tous d’avance pré-destinés à partager sa gloire !
Projet inouï, d’une profondeur incompréhensible, inadmissible pour l'homme, et que seul l'esprit peut sonder : "ce que l'oeil n'avait pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'était jamais monté au coeur de l'homme., Dieu nous l'a révélé par l'Esprit" (2,9). 

La profondeur inouïe de ce dessein a échappé aux puissances de ce monde, puissances politiques et religieuses, puisqu’ils ont « crucifié le Seigneur de gloire » (v.8 : ils ne l’ont pas connu !). Extraordinaire alliance des contraires qui exprime ce qui se révèle sur la croix ! Seul l’Esprit de Dieu peut sonder ces profondeurs. Ironie bien dure pour les Corinthiens qui se prétendaient des "spirituels", habitués de l'esprit : ils se sont trompés d’esprit ! 
La croix telle que Paul la décrit ici dans une étonnante métaphore comme lieu de la gloire du Christ, sera pareillement dévoilée dans le récit de la passion selon Jean, où la crucifixion de Jésus est son élévation dans la gloire du Père !


Pour finir, peut-on mieux comprendre le rapport entre l'unité à retrouver de la communauté et la Parole de la Croix ? Autrement dit, pourquoi Paul fonde-t-il son appel à l'unité sur la seule affirmation : "Christ a été crucifié pour vous" (1,13 ; 2,2 ; 2,8). ? C'est évidemment que Christ seul sauve et que Christ est mort pour tous, sages et fous, forts et faibles, pieux et impies ! S'approprier sa mort, à l'exclusion des autres, c'est nier le projet même de Dieu. Ce projet, la "sagesse de Dieu cachée dans le mystère", ce qui ne s'était pas révélé jusque-là, n'est-ce pas justement ce "pour tous", et d'abord les plus éloignés : païens, faibles, petits, pécheurs, exclus et méprisés...Se croire "sages, forts, élus" à l'exclusion d'autres, c'est bloquer le projet divin !

 

II- Ensuite les deux seuls textes du Nouveau Testament qui nous renseignent (un peu) sur la pratique du repas eucharistique dans les premières Eglises : 1 Corinthiens 10, 16-17 et 11, 17-33.

1 Corinthiens 10, 16-17 « Puisqu’il n’y a qu’un seul pain, nous sommes tous un seul corps, nous qui participons tous à cet unique pain ». Je ne sais pas si vous vous êtes arrêtés sur ces deux versets, qui font partie d’une mise en garde contre les risques d’un repas dans le sanctuaire d’une divinité païenne. 
Car le contexte est étonnant : Paul cherche un exemple de l’influence (bonne ou mauvaise) du repas « religieux » sur la vie quotidienne et l’être même des participants ; et le meilleur exemple qu’il trouve, c’est le repas du Seigneur ! 
Or, en deux lignes, il définit comme nul autre la réalité de ce repas : le partage du pain considéré comme une participation au « corps du Christ », celui de la coupe une participation au « sang du Christ » (corps et sang étant l’expression même de l’être et de la vie), ce partage constitue du même coup les participants en un « corps » : à partager l’unique pain, nous formons tous un unique corps. Contre toutes les sacralisations (exaltation d’un objet à craindre et à adorer) du pain et du vin, Paul affirme qu’il n’y a de corps participant à l’unique pain/vin que le corps constitué par les participants ! Ils deviennent corps du Christ parce qu’ils ont partagé le pain-corps du Christ.

1 Corinthiens 11, 17-34
Dans un développement différent concernant la tenue des assemblées, prière (11, 2-16) et repas du Seigneur, Paul est le seul à offrir quelques éléments concrets sur ce repas. Le Nouveau Testament est étonnamment discret sur la question. Au-delà des récits du dernier repas de Jésus dans les trois évangiles synoptiques, de la catéchèse eucharistique d’Emmaüs en Luc 24,13-35 et de quelques allusions rapides dans les Actes des Apôtres, nous ne savons à peu près rien du mode de rassemblement dominical des premiers chrétiens.
Ainsi, si les chrétiens de Corinthe n’avaient pas défiguré le repas du Seigneur par leur conduite détestable, nous ne saurions à peu près rien de la façon dont se déroulait ce moment dans les premières communautés chrétiennes, autour des années 50 et jusqu’au début du second siècle. 

Le passage est fermement encadré par la reprise du verbe « se rassembler », qui apparaît trois fois dès l’introduction (v.17.18.20) et qui est repris deux fois en finale (v.30.31). Immédiatement précisé au verset 18 par l’expression « en assemblée » (« en Eglise »), puis au verset 19 par « en commun », il prend le sens quasi technique d’un « rassemblement pour le repas du Seigneur » (v.20). Nulle part ailleurs, Paul ne fait allusion à une discipline quelconque de ce rassemblement ; la pratique n’en est ni mentionnée, ni requise, tant elle semble aller de soi comme une réalité incontournable, voire fondatrice !

L’organisation du texte est relativement simple, apparemment conforme à une disposition rhétorique assez évidente : la situation est d’abord exposée (v.17-22), elle est suivie d’un rappel solennel de la foi commune (v.23-26), puis deux séries de conséquences sont tirées : « De sorte que (...) De sorte que, mes frères... » (v.27 et 33), l’exhortation portant d’abord sur les exigences constitutives du repas du Seigneur, puis sur la situation particulière à corriger : « accueillez-vous les uns les autres » !

Que se passait-il à Corinthe ? Les chrétiens se rassemblaient régulièrement, c’est indiscutable, pour « le repas seigneurial » ; l’expression manifeste que c’est le Seigneur lui-même (kurios) qui convoque et qui préside le repas. Le lieu n’est pas précisé, il est celui de « l’assemblée » (ekklèsia), littéralement de « l’Eglise ». Il semble acquis aujourd’hui que le rassemblement devait se tenir dans la demeure d’un riche chrétien capable de recevoir une quarantaine de personnes. Le propriétaire et ses amis, appartenant à la classe aisée, mangeaient dans le triclinium, salle à manger à trois lits en U qui pouvait accueillir de neuf à onze convives ; ceux-là commençaient un repas copieux tôt dans l’après-midi. Au contraire les chrétiens appartenant aux classes plus simples de la société, dont certains même étaient des esclaves, arrivaient plus tard à la fin de leur journée de travail, s’entassaient dans la cour intérieure, l’atrium, et partageaient la nourriture frugale qu’ils avaient apportée. Le repas n’était ainsi pas pris en commun. Il était décalé dans le temps, et disproportionné en quantité : « l’un a faim tandis que l’autre est ivre » (v.21).
Ces distorsions concrètes manifestent un mépris et une discrimination inadmissibles; elles reflétaient probablement bien d’autres indifférences, voire d’autres conflits, puisque Paul n’hésite pas à parler de « schismes » !
A tel point que l’apôtre soulève la question : « méprisez-vous l’assemblée de Dieu » ? Par-là, il affirme que l’assemblée de Dieu, « l’Eglise », se donne à voir et à vivre dans le rassemblement de tous ses membres pour prendre ensemble le repas du Seigneur. Si le repas n’est pas pris ensemble, « de façon à former un seul corps », alors nul ne peut plus prétendre avoir participé au repas du Seigneur : « ce n’est pas le repas du Seigneur que vous mangez » (v.20). L’affirmation a quelque chose de terrible : l’assemblée où se manifeste un manque d’attention des uns pour les autres, où s’affiche un mépris des membres les plus démunis, une exclusion, l’assemblée qui exclut ne saurait, quoi qu’elle en pense et quoi qu’elle prétende faire, célébrer le repas du Seigneur. Le Seigneur ne la reçoit pas, ne la préside pas, ne s’y rend pas présent !

Paul fait aussitôt un retour solennel à la tradition du repas du Seigneur. Il en reprend le récit fondateur, récit qu’il a reçu et qu’il transmet, cette transmission seule vérifiant l’authenticité du repas chrétien : « voici ce que j’ai reçu du Seigneur et que je vous ai transmis » (v.23). 
Il est classique aujourd’hui de distinguer deux traditions anciennes du récit de la Cène : l’une, dite marcienne, de forme et d’origine liturgique, est représentée par Matthieu 26,26-29 et Marc 14,22-25, l’autre, dite antiochienne, est représentée par Paul dans notre texte et par Luc 22, 17-20..
 Le texte de Marc et de Matthieu s’appuie notamment sur le rite solennel d’alliance qui unit, en Exode 24,6-8, le peuple conduit par Moïse avec le Seigneur : « Moïse prit le sang et en aspergea le peuple, et il dit : ‘voici le sang de l’alliance que le Seigneur a conclue avec vous sur la base de toutes ces paroles ». 
La tradition paulinienne, dont Luc hérite aussi, insiste davantage sur les conséquences éthiques de l’alliance ; reprenant les termes de Jérémie 31,31, elle manifeste l’alliance nouvelle comme une transformation du cœur de l’homme : « Voici venir des jours où j’établirai avec la maison d’Israël et la maison de Juda une alliance nouvelle (...) j’inscrirai mes lois sur leur cœur » ; en écho Jésus affirme : « cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang » (1 Co 11,25 ; Lc 22,20). En donnant sa vie, il accomplit pleinement l’alliance nouvelle offerte aux hommes : l’ajustement du cœur et de tout l’être à la volonté aimante du Père. 

Au verset 26, dans un commentaire plus personnel de la tradition, Paul met l’accent sur la mort du Seigneur : « chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne ». Le heurt brutal des mots : « annoncer la mort », rappelle le langage de la croix que l’apôtre a martelé au chapitre 1,22 et 2,1-2 : « nous proclamons un Christ crucifié ». L’annonce porte sur la mort, c’est-à-dire sur la vie livrée, donnée totalement sans rien retenir, pour que les hommes la reçoivent comme vie nouvelle, réconciliée avec Dieu et entre eux. Participer au repas du Seigneur, c’est accueillir cette vie qui se donne jusqu’à la mort, et entrer dans sa puissance, qui est puissance de don et de résurrection. C’est donc entrer dans la dynamique de la vie donnée aux autres ; comment cela pourrait-il se vivre si les croyants ne s’attendent pas, ne s’accueillent pas, ne sont pas unis ?

L’exhortation qui en découle immédiatement porte à la fois et comme indistinctement sur le nécessaire respect du corps et du sang du Seigneur, - sa vie qui se donne -, et sur celui des membres de la communauté participant au repas. On pourrait dire en d’autres termes : le nécessaire respect à la fois du corps que nous appelons « sacramentel » et du corps « ecclésial ». Mais Paul n’emploie pas ce vocabulaire, et ne fait pas ces distinctions. Ses paroles n’en sont que plus bouleversantes.
A celui qui participe au repas du Seigneur, il rappelle d’abord sa responsabilité : l’adjectif s’emploie généralement dans le contexte du jugement. Ici on est porté à traduire : « il sera coupable envers le corps et le sang du Seigneur », ou mieux « il sera responsable à l’égard du corps et du sang du Seigneur ». Voici que le participant au repas devient responsable de la présence du Seigneur livré aux hommes, une présence qu’il n’a pas reconnue et respectée. Or, ce qu’il n’a ni reconnu ni respecté, c’est la place de l’autre, du frère avec lequel il venait partager le repas. 

Le texte semble jouer sur la signification de l’expression « corps et sang du Seigneur » (v.27), et plus encore au verset 29, sur l’ambiguïté du mot « corps » : « en effet celui qui mange et boit mange et boit sa propre sentence, s’il ne discerne pas le corps ». De quel corps s’agit-il ?
Paul a en déjà donné une clé de compréhension un peu plus haut dans la lettre, au chapitre 10, 16-17, en évoquant la coupe de bénédiction comme participation au sang du Christ, et le pain rompu comme participation au corps du Christ. Le rapprochement voulu des termes « un seul pain, un seul corps » montre que la participation au pain eucharistique constitue au sens fort l’assemblée en un seul corps. Corps eucharistique (ou sacramentel) et corps ecclésial apparaissent comme les deux faces d’une même réalité. Dès lors, le corps à discerner et à respecter est d’un même mouvement le corps sacramentel et le corps ecclésial, l’unique corps du Seigneur, livré et ressuscité, présent dans le pain et présent dans l’assemblée qui participe au repas. Ne pas accueillir le frère au repas, c’est ne pas respecter le corps du Seigneur ; se rendre ainsi coupable envers le corps et le sang du Seigneur, c’est annuler le repas seigneurial, celui dans lequel le Seigneur se rend présent au milieu des frères assemblés et en chacun d’eux.

La leçon est dure, Paul ne ménage pas les Corinthiens, il ne nous ménage pas non plus. 
Chaque fois que nous pensons nous rassembler pour le repas du Seigneur, messe ou sainte Cène, nos divisions et nos schismes, nos exclusions, comme l’oubli de ceux qui sont dans la misère ou qui ont faim, annulent ce que nous prétendons célébrer. La participation au corps et au sang ne constitue plus le corps communautaire ; au lieu de nous donner la vie parce que nous avons accepté de recevoir la vie donnée du Christ en annonçant sa mort, le repas devient l’instance d’un jugement qui nous disqualifie et nous renvoie à notre propre indignité.
Paul va très loin dans l’expression de cette mort communautaire : selon une conception certainement trop physique du corps collectif, il voit dans la maladie et la faiblesse de certains membres du groupe la preuve (et peut-être le châtiment) du fait que la communauté comme telle est malade et pécheresse par sa division. Peut-être ne faut-il pas trop presser le verset 30, où le lien entre le mal physique et le péché est trop immédiat ; Paul le sent puisqu’il le nuance aussitôt en parlant de la pédagogie divine (v. 31-32) : « lorsque nous nous laissons juger par le Seigneur, nous sommes éduqués » (v.32).  Certes, le repas du Seigneur reste le lieu d’un jugement, et il exige un discernement et une attention constante, mais il est en même temps le lieu où s’exerce la pédagogie de Dieu qui nous invite inlassablement au partage et à l’accueil mutuels.

En ce sens, la dernière exhortation, malgré la surprise qu’elle provoque, peut se comprendre : « si quelqu’un a faim, qu’il mange dans sa maison » (v.34). Paul sait bien que les chrétiens ne s’ouvriront pas d’un coup à l’hospitalité et au partage et que chacun continuera à manger chez soi ; mais il leur demande de ménager un moment de partage et d’accueil mutuel au moins durant ce repas hautement symbolique qu’est le repas du Seigneur ; symbolique ne signifie pas ici irréel, le mot désigne au contraire ce qui constitue la réalité humaine comme telle, c'est-à-dire comme un lieu de relation. Pour la première fois, Paul appelle les Corinthiens « frères » : « frères, lorsque vous vous réunissez pour manger, attendez-vous les uns les autres » (v.33). S’ils s’attendent pour le repas du Seigneur, peut-être les chrétiens prendront-ils l’habitude de s’attendre fraternellement chaque jour ! Peut-être la qualité éthique de la réunion dominicale que Paul appelle de ses vœux aura-t-elle suffisamment de puissance pour transformer peu à peu les conduites et les cœurs. Puisse l’unique Esprit qui constitue les chrétiens en un seul corps poursuivre son œuvre de transformation dans les cœurs et dans les institutions ecclésiales !

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