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Chers amis,

Nous avons beaucoup échangé sur les questions que pose la lecture de D. Marguerat, sur le lien de Paul avec le judaïsme et le pharisien qu’il a été, sur sa prétention d’« apôtre des païens », etc.
Je vous conseille de retrouver tous ces échanges sur le forum !
 Je me propose ici de relire les deux textes des Actes et des Galates que je vous ai confiés, sachant que nous recouperons, chemin faisant toutes ces questions.

1-Actes 9
Je m’arrête d’abord sur les Actes des Apôtres, car le détour me paraît nécessaire pour évaluer la différence entre la présentation lucanienne et celle de Paul dans ses lettres, en gardant en mémoire le fait que Luc écrit entre 25 et 30 ans après la mort de Paul (qu’on ne sait pas trop dater : 62 ? 67 ?) !

L’image que donne Luc du passage de « Saul-Paul » du statut de juif fervent, persécuteur des chrétiens, au statut d’apôtre annonçant le Christ, est celle d’une conversion ; au chapitre suivant Pierre aussi devra se convertir en acceptant de manger des viandes impures et de baptiser le centurion romain, et il faudra pour cela des interventions soutenues de l’Esprit-Saint. 
La conversion de Paul est d’abord racontée par le narrateur en Actes 9, puis deux fois dans des discours de Paul en Actes 22 et 26 ; ces trois récits ont pour points communs : la marche de Paul escorté par ces compagnons sur la route de Damas, la vision du Ressuscité comme celui que Paul persécutait (le Ressuscité est identifié aux communautés de disciples), un dialogue bref entre Paul et le Seigneur, puis l’envoi en mission auprès des nations. 

Le récit spectaculaire du chapitre 9, encore enjolivé par l’hagiographie, a donné lieu à d’innombrables représentations iconographiques, au point que dans l’imaginaire chrétien commun Paul tombe de cheval (voir Le Caravage, 1600) – un cheval que l’on chercherait en vain dans le texte de Luc, et dans l’iconographie avant le 12ème siècle. Paul voyageait à pied et a fait des milliers de km à pied. 
Ce qui a frappé les imaginations, c’est la dramatisation intense de l’événement présenté comme un « renversement » au sens le plus matériel et physique du mot : Saul/Paul est terrassé. Luc projette dans le récit le bouleversement intérieur complet qu’a connu Saoul, un bouleversement qu’il manifestera plus tard par un changement brutal de nom en Ac 13, 9.

Je voudrais souligner dans le récit lucanien, les éléments qui font de cet événement  une sorte  d’entrée quasi officielle de Paul dans le groupe chrétien (une Eglise ?) ;  le Paul des Actes est le modèle du converti et le modèle du chrétien : cette entrée est symbolisée par la cécité de Paul et son retour à la vue, véritable « illumination » au bout de trois jours au moment de son baptême, et elle est caractérisée par l’importance des médiations : les compagnons de Saul qui le conduisent par la main dans la ville, le rôle d’Ananie, le « parrain » de Saul, le rôle de l’Esprit et, dispensés par Ananie, les signes concrets de l’initiation : baptême et prise de nourriture ; après trois jours sans voir et sans manger, Paul se lève, et le verbe employé est celui de la résurrection.

Médiation ecclésiale aussi lorsque Paul, menacé par les Juifs, leur échappe dans une corbeille descendue par ses disciples du haut des remparts ; il le racontera comme un souvenir honteux dans l’énoncé des « faiblesses » dont il peut se vanter en 2 Corinthiens 11,32 : « A Damas l’ethnarque du roi Arétas faisait surveiller la ville pour m’arrêter, alors on m’a fait descendre par une fenêtre dans un panier du haut du rempart, et c’est ainsi que je m’échappai de ses mains ». 
Mais surtout lorsqu’à Jérusalem, Barnabé le prend en main et le présente aux apôtres (9,27-30), puis, par crainte des Hellénistes, le renvoie à Tarse. 
L’envoi en mission se fera plus tard, d’abord lorsque Barnabé au chapitre 11 retournera chercher Saul à Tarse pour qu’il le seconde dans la communauté d’Antioche (11,25-26), mais surtout au chapitre 13,1-3, lorsque les prophètes et les didascales responsables de la communauté d’Antioche imposeront les mains à Barnabé et Saul pour les envoyer en mission auprès des païens. Voici Paul , parfait émissaire de second rang de l’Eglise d’Antioche !
Luc ne se trompe pas, me semble-t-il, sur ce point : Paul commencera toujours par s’adresser d’abord aux juifs et aux craignants-Dieu dans les synagogues, et très vite (en l’absence de synagogues, voir 16, 13) il se tourne vers les païens ; la transition se fait de façon symbolique dans des textes comme Actes 18,12, où Paul chassé de la synagogue s’installe dans la maison de Titius Justus « un craignant-Dieu dont la maison jouxtait la synagogue » : Paul est passé « de l’autre côté du mur » !

                NB : En disant un mot des deux discours de Paul en Actes 22 et 26, je voudrais surtout souligner la subtilité littéraire de l’auteur Luc : en lui dialoguent l’historien consciencieux (selon les critères de l’époque) et le théologien porteur d’une vision de l’histoire. Car si le chapitre 9 fait de Paul un « converti », les deux discours mis dans sa bouche ensuite manifestent que Paul a considéré sa mission comme une vocation prophétique (Actes 22, 17ss.) et qu’il annonçait Jésus, Fils de Dieu ressuscité, dans la droite ligne des promesses à Israël et de sa foi pharisienne en la résurrection (26, 22-23).
En effet, en Actes 22 en effet,  l’envoi en mission se fait dans un second temps par une vision du Seigneur dans le Temple de Jérusalem, lieu hautement symbolique de la vocation prophétique ; l’allusion à la vocation d’Isaïe au chapitre 6,9 est évidente, mais désormais c’est le Ressuscité qui envoie Paul en mission auprès des païens, car le peuple juif « ne recevra pas son témoignage ».
 Ce récit situe très clairement Paul dans la lignée des prophètes de l’Ancien Testament envoyés à un peuple à la nuque raide, qui ne voit pas et n’écoute pas….

Malgré cela, la figure de Paul dont la tradition a gardé la mémoire est celle d’un converti du judaïsme (apostat, diront les Juifs), devenu le modèle du chrétien missionnaire ! Plus tard encore, en milieu païen, la légende de Paul continue à se développer : à la fin du siècle ou au début du second siècle dans les lettres Pastorales, Paul deviendra le modèle du païen « blasphémateur ignorant et sans foi » (1 Timothée 1,13) qui se convertit au christianisme ! Toute une série d’épithètes qui aurait fait hurler Paul, le pharisien zélé… Mais dans l’histoire de la tradition chrétienne, au second siècle alors que l’enseignement de Paul était terriblement contesté, c’est peut-être cette figure hagiographique de Paul, qui a sauvé l’autre, le Paul authentique, celui des lettres dont la passion et la théologie radicales paraissaient incompréhensibles, sinon dangereuses.

 

Galates 1
Comme toutes les lettres de Paul, Galates commence par une adresse : les destinateurs, les destinataires, la salutation ; mais ici la salutation disparaît et elle est remplacée par une annonce kérygmatique, un kérygme peu paulinien emprunté au judaïsme palestinien apocalyptique, car Paul veut insister sur sa proximité avec les judeo-chrétiens. 
Ensuite on attend normalement l’action de grâce puis l’exhortation, autrement dit l’eucharistie et la paraclèse.

Mais dans les Galates l’action de grâce est absente : signe que Paul ne trouve pas d’occasion d’action de grâce, mais se lance d’emblée dans le combat par un exorde qui pose le problème: « je m’étonne que vous vous transposiez si rapidement loin du Christ qui vous a appelé par grâce pour vous tourner vers un autre évangile –il n’y en a pas d’autre, sinon que certains vous troublent en voulant transformer l’évangile du Christ, mais si nous-mêmes ou un ange vous annonce un évangile différent de celui que nous vous avons annoncé, qu’il soit anathème… »

Aussitôt après cet exorde (1,6-10), Paul évoque son passé de persécuteur et l’origine de sa mission.

 

Le texte de Paul est pauvre en détails : l’aspect spectaculaire de l’événement de Damas est entièrement gommé (est-ce pudeur de la part de Paul ?) ; et l’on ne sait pas s’il s’agit du même événement ou même s’il y a eu un seul événement ; D’ailleurs la ville n’est nommée que plus tard au verset 17 : « et alors de nouveau je retournai à Damas ».
En tout cas, l’événement paraît entièrement intérieur, à la fois comme un mûrissement préparé de longue date et comme une révélation (mais est-elle soudaine ?).

Mais il est un point sur lequel Paul insiste sans ménagement ni vergogne et même avec une certaine violence polémique et un zest de provocation, c’est l’absence de toute médiation humaine. 
Ni intermédiaire, ni baptême, ni parrain ; dès l’énoncé des destinateurs, Paul attaque : « Paul apôtre (envoyé) non de la part des hommes ni par (dia) un homme mais par Jésus-Christ et par Dieu père (1,1), puis au verset 11 : « Je vous fais connaître » (une formule officielle), l’Evangile que je vous ai annoncé n’est pas d’après un homme » et « ce n’est pas en passant par un homme, mais par une révélation de Jésus-Christ. Notons que nos évangiles « d’après Matthieu, d’après Marc… » se donnent aussi comme le fruit d’une médiation ! 

En effet au verset 15, Paul présente sa mission, son « apostolat » comme un envoi par Dieu lui-même une vocation prophétique et il reprend pour la décrire les termes des grands prophètes d’Israël, Jérémie et le second Isaïe. Comme souvent, il reprend des expressions qui viennent de la Septante et les combinent entre elles :

Jérémie 1,5 : « Lorsque le Dieu qui m’a mis à part depuis le ventre de ma mère et qui m’a appelé par sa grâce » 
Mais là où Jérémie devra parler « contre les nation », où il devra « démolir et arracher, bâtir et planter », Paul ne retiendra que le deuxième aspect de son ministère en 2 Corinthiens 10,4 et 13,10 : « l’autorité que le Seigneur m’a donnée pour édifier et non pour détruire ».

- Isaïe 49, 1 : «Je t’ai appelé dès le ventre de ta mère ».  Or le prophète qui parle ici est le « serviteur », choisi par Dieu et envoyé pour être « alliance du peuple et lumière des nations ». Paul ainsi dirait une double destination de sa mission et mettrait en perspective son propre peuple et les païens. Il se situe dans la continuité des grands prophètes de l’alliance nouvelle. De plus la figure du serviteur laisse entendre que Paul envoyé comme le prophète anonyme pourra être appelé à donner sa vie comme lui…

Je m’arrête enfin sur le verbe « révéler » et le nom « révélation ». Ce vocabulaire, à partir de Daniel (vers 164 av. J.C.), se spécialise dans la littérature apocalyptique pour désigner une révélation, dans l’histoire, des desseins ultimes de Dieu. Au cours d’un voyage céleste, le voyant se voit révéler ce qu’il en sera de la fin, les secrets de la fin de l’histoire et du temps. Or pour Paul, la résurrection du Christ inaugure le temps de la résurrection finale, temps de la fin. Mais le contenu de la révélation est inouï : il s’agit de la révélation de Jésus-Christ, et je construis ici le génitif comme objectif ou explicatif : une révélation qui a pour objet Jésus-Christ ; c’est Jésus comme Fils inaugurant les temps de la fin que Dieu a révélé à Paul.

Jésus comme Fils de Dieu et comme Seigneur de l’histoire : celui qu’il méprisait comme un pendu au bois maudit de Dieu (Ga 3, 13), et dont il persécutait les disciples comme blasphémateurs, Paul découvre, effaré et ébloui, qu’il est le Fils bien aimé.

En fait il faut encore préciser, car l’expression est plus précise et assez différente : « lorsque Dieu a jugé bon de révéler son Fils en moi ». « En moi » : la préposition grecque « en » n’a pas un sens d’attribution, et ne peut signifier « à moi », Paul ne dit pas « me révéler son fils » ; la révélation n’est pas pour Paul ; elle s’opère d’abord en lui. 

On peut dire, je crois, qu’en découvrant que celui qu’il considérait comme un maudit de Dieu est le Fils bien-aimé, Paul fait une expérience de filiation : le Fils révélé en lui fait de lui un fils de Dieu à qui l’amour de Dieu est donné sans autre condition.

En lui, et pour d’autres. De plus la phrase continue, toute entière orientée vers sa finalité : « afin que je l’annonce parmi les nations » ; la révélation du Christ a pour destinataires tous les êtres humains, et cette annonce doit se faire en Paul ou à travers lui. Comme Jérémie était établi « prophète pour les nations » (Jér 1,6), comme le prophète serviteur était choisi par Dieu pour être « lumière des nations pour que mon salut atteigne aux extrémités de la terre », la vocation de Paul l’envoie vers les peuples les plus lointains. L’expression « révéler en moi » est ramassée et difficile, mais elle dit fortement ce que Paul développera plus loin à la fin du chapitre 2 : Christ-Fils vient vivre en lui, et cela est vrai pour tout être humain à qui cette Bonne nouvelle inouïe doit être annoncée. 

La vocation de Paul c’est d’annoncer aux païens, aux plus éloignés, la découverte éblouissante du Fils. Paul doit en être plus que le vecteur, le révélateur au sens photographique du terme. Sa vie doit devenir évangile ; il dira en 2,20 : « ce n’est plus moi qui vit, mais c’est Christ qui vit en moi », et en Philippiens 1,21 : « pour moi vivre c’est Christ ». 

Mais je conclus de cette phrase qu’elle nous permet de lire Paul à partir d’un centre : ce centre c’est sa vocation : ce que Paul a vécu, il l’a vécu d’abord comme un appel qui réoriente et dynamise sa vie.
Appel de Dieu, le Dieu unique de ses pères. Paul s’inscrit dans la droite ligne d’un monothéisme juif intransigeant ; il ne pensera jamais quitter le judaïsme, mais au contraire être fidèle à sa ligne prophétique la plus profonde.
La nouveauté qui fait irruption dans sa vie, c’est la révélation du Fils. La découverte éblouissante que le crucifié qu’il persécutait et méprisait est le Messie, le Fils, que Dieu a relevé des morts parce qu’il a donné sa vie pour les humains.
Et ceci pour que les hommes soient sauvés, deviennent fils ; pas seulement Paul, pas seulement les Juifs, mais tous les êtres humains. L’universalité de cette proposition de salut, c’est la mission apostolique de Paul.

Pour finir sur une note d’humour : une vocation aussi bouleversante ne transforme pas pour autant le caractère ombrageux de Paul, et il poursuit sur un ton d’adolescent râleur : « aussitôt je n’ai voulu consulter personne et je ne suis pas monté à Jérusalem pour voir ceux qui étaient apôtres avant moi ! » (Ga 1, 17). Etait-il utile de le dire ?
Il a fini par y aller… trois ans plus tard…
Nul n’est parfait… surtout pas Paul ! Et heureusement.

 

 

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