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Lévinas l’a dit dans Du sacré au saint : le païen, c’est celui qui cherche à se mettre à part d’un monde profane jugé impur, à se réfugier dans le sacré afin d’éviter toute contamination, à cantonner le divin à certains espaces et certains temps. Telle n’est pas la vocation du disciple de Jésus, comme nous le montre Robert Favrou, prêtre, à partir d’une anecdote vécue.

La scène se passe dans une église. Des paroissiens ont pris leur place avant l’office et parlent entre eux. Ce brouhaha ne convient guère à l’un d’eux qui se permet de les rappeler vivement au silence pour « respecter ce lieu sacré » comme il dit. Il fait part de sa désapprobation au prêtre qui, en guise de réponse, lui rappelle que ce rassemblement dominical comporte un élément festif où la joie de se retrouver est la bienvenue. Pour justifier son point-de-vue, il renvoie le grincheux à la première messe, la Cène, où les apôtres ne sont pas restés en silence et ont dû fêter la Pâque avec Jésus dans la joie. Le paroissien fait alors cette remarque : « Oui, mais les apôtres n’avaient pas la présence réelle » ! Ils avaient Jésus avec eux mais pas d’hostie pour le représenter !

Manifestement, cet homme se montrait très préoccupé de respecter la réserve eucharistique qui, à ses yeux, méritait plus d’attention que l’esprit de fête et de communion des participants rassemblés. Pour lui, l’important consistait à respecter un lieu considéré comme sacré. Et les bavardages représentaient une sorte de profanation au sens fort du mot : entacher le sacré en y mêlant du profane, ou en d’autres termes, un sacrilège.

Le sens du sacré est-il essentiel à la foi ? Déjà égratignée par les philosophes des Lumières, la notion de sacré appliquée au christianisme s’est vue contestée au cours du siècle dernier. L’Église Réformée relativisait déjà le sens du sacré tant dans les lieux appelés temples et non églises, que dans les personnes désignées comme pasteurs et non prêtres (à la différence de l’Église catholique). Le pasteur Dietrich Bonhoeffer, résistant au nazisme et exécuté après avoir été emprisonné, a élaboré la notion de « christianisme adulte ». Ce qualificatif illustre le fait que les chrétiens sont désormais « majeurs » et que, constatant l’absence de Dieu éprouvée face aux horreurs du nazisme, ils devront désormais consentir à vivre leur foi dans un monde sans Dieu.

La pensée du pasteur a influencé le milieu catholique à l’époque du concile Vatican II et certains théologiens ont théorisé, dans la même ligne, ce qu’on peut appeler « le refus du sacré ». Dans cette attitude, il n’y a pas seulement la prise en compte de la sécularisation du monde extérieur, mais la revendication d’une sécularisation interne à l’Église, comportant un effacement du caractère sacré, une désacralisation, vue non pas comme un phénomène déplorable mais comme un aboutissement, un passage à l’âge adulte pour vivre la foi.

Le mot « désacralisation » est revenu dans les recommandations de la Commission Sauvé (CIASE) sur les crimes sexuels dans l’Église après avoir constaté que le caractère sacré accordé au statut du prêtre avait pu jouer dans les crimes de pédophilie et le silence de l’institution pour les couvrir. C’est au Moyen Âge que s’est développée cette sacralité en l’appliquant non seulement aux prêtres mais à tout ce qui avait un rapport avec le culte : des lieux, des objets, des institutions. C’était en fait renouer avec le sens du sacré tel qu’on le trouvait dans les religions primitives par exemple.

Pourtant, l’Évangile avait marqué une rupture avec ce sens du sacré, si on en juge par les déclarations de Jésus. Parlant du Temple de Jérusalem, lieu sacré par excellence du peuple juif, Il en avait montré les limites en annonçant sa destruction et son remplacement par sa propre personne. « Il parlait de son corps » à propos du Temple rebâti (Jn 2,21). Remettant en cause le ritualisme attaché au bâtiment, Il se présente comme le nouveau Temple où peut désormais s’exprimer la foi des croyants.

À la samaritaine qui l’interroge sur le lieu où l’on doit adorer Dieu, sa réponse indique que les vrais adorateurs ne sont en aucun lieu précis mais « ceux qui adorent en esprit et en vérité »(Jn 4,23). En clair, Il opère un déplacement du sacré en le sortant des lieux et des personnes qui en étaient porteurs pour donner la primauté à une vie orientée vers Dieu, relativisant ainsi la confiance accordée aux rites pour apporter le salut. Avec Lui, c’est l’être humain qui est à regarder comme sacré et ce pourrait être l’originalité apportée par le christianisme, vu comme « la religion de la sortie de  religion » (M. Gauchet).

Reconnaissons toutefois que chasser le sacré par la porte c’est risquer de le voir revenir par la fenêtre ! C’est ainsi qu’on le voit resurgir dans de nouvelles manifestations. Le regard porté sur les animaux, à respecter autant, sinon plus, que les humains, pourrait bien en être un exemple, de même que la ritualisation de certains événements d’ordre sportif ou politique exprimant un « amour sacré de la Patrie » comme le chante notre hymne national ! Nombre de jeunes prêtres s’y montrent attachés, dans la liturgie mais aussi dans le fait de se considérer comme séparés du monde.

Décidément, il semble bien difficile de vivre dans une société où il n’y ait aucune place pour le sacré, alors que la religion s’est efforcée de le dépoussiérer, en estimant qu’il relève plus de la croyance que de la vraie Foi.


Robert Favrou – 13 janvier 2022

Crédit photo
Crédit photo. Indications église ©  thierry llansades @ flickr.com - CC BY-NC-ND 2.0
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