Il ne suffit pas stigmatiser le cléricalisme comme si sa cause était mystérieuse, il faut abolir son origine historique.
Alors que les Églises chrétiennes partagent l’héritage d’Israël, l’Église catholique est de plus singularisée par son hérédité romaine. Au niveau formel, cela se révèle dans le vocabulaire de l’institution : curie, diocèse, préfet, vicaire, basilique, dicastère ; dans la pourpre cardinalice héritée du Sénat ; dans la localisation du Vatican ; dans le long usage du latin. L’Empire, qui eut le monopole du pouvoir en Méditerranée, survit dans une Église, qui elle se veut universelle par sa dénomination même. Il y a comme une contradiction dans la formule « catholique romain ».
Le prix de la sacralisation du pouvoir est la politisation du sacré. Sans négliger certains bénéfices réels d’une tradition, on peut néanmoins s’interroger sur ses pesanteurs face à une société mondiale en rapide évolution. On connaît la liste des revendications à l’égard de l’Église catholique qui vont du sacerdoce des femmes à la constitution de synodes élus munis de réels pouvoirs. Ce disparate nuit à la réception des plaintes qui, chacune prise séparément, rencontre quelque raison d’être refusée. On devrait poser la question plus fondamentale de l’abandon en principe de cette tradition romaine.
En latin, le mot religio ne signifie pas religion au sens actuel, mais plutôt obligation rituelle. La religion de l’empire romain est un culte fondé sur la bonne exécution des rites et non sur une foi ou une croyance en un dogme. En le récusant, les premiers chrétiens, considérés comme athées et sanctionnés comme tels, se mettaient hors la loi de l’Empire par le refus de la sacralisation de son pouvoir.
Ce même rapport étroit entre pouvoir et religion a perduré dans l’Histoire européenne. Il culmina dans les guerres de religion fondées sur le principe cujus regio, ejus religio , « tel prince, telle religion ». Dans ce concept, la foi ne procède pas d’une confiance personnelle au divin, mais elle entérine l’adhésion à un gouvernement divinisé. En sens inverse, la pratique de la foi est soumise à la règle du pouvoir absolu exercé par un souverain pontife, élu à vie par l’équivalent du Sénat romain. Le dernier avatar en fut Jean-Paul II, pape éminemment politique qui contribua à l’effondrement du pouvoir soviétique.
Une religion dotée des attributs du pouvoir se doit de les manifester. Elle reproduit alors l’arrangement de l’animisme archaïque : la croyance selon laquelle la nature est régie par des esprits analogues à la volonté humaine. Elle heurte de front le concept de lois naturelles, datant du Siècle des Lumières, qui n’a pas encore informé - et de loin - toutes les consciences : la seule cause d’un phénomène se situe dans la configuration du cosmos. Dès lors, la prière de demande est souvent altérée en un marché donnant donnant dont l’expression absolue est le mythe des miracles à Lourdes : à force de supplications une guérison inexplicable se produit. Dans la pastorale ordinaire, les homélies commentant un récit évangélique laissent souvent croire qu’il s’agit d’une recension historique d’un événement merveilleux qui se serait littéralement produit. Le pape serait doté en certaines circonstances d’un pouvoir d’infaillibilité, qu’aucun scientifique n’oserait revendiquer.
Cette mythologie merveilleuse est générée par la sacralisation du pouvoir ecclésiastique : les positions sur des débats de simple organisation, comme le célibat des prêtres, sont considérées comme d’inspiration divine et donc incontestable. Tel fut le sort du synode sur l’Amazonie dont la résolution finale, l’ordination de laïcs mariés, fut balayée selon le principe : Roma locuta, causa finita.
Au lieu de se disperser sur de multiples revendications, l’action des fidèles devrait revendiquer l’abandon de cette structure du pouvoir clérical. Il ne suffit pas stigmatiser le cléricalisme comme si sa cause était mystérieuse, il faut abolir son origine historique. Aux niveaux de la paroisse ou du diocèse, les pouvoirs temporels des curés et des évêques doivent être confiés à des synodes de chrétiens élus, plutôt que de disserter interminablement sur la « synodalité ».