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L’habit ne fait pas le moine mais le look d’Henri Grouès a fait le mythe de l’abbé Pierre. J’ai voulu relire « l’iconographie de l’abbé Pierre » dans les mythologies de Roland Barthes[1] Comme je m’y attendais, mes souvenirs – mêmes vagues –- étaient justes ; ou plutôt, R. Barthes avait bien perçu que ce que l’abbé donnait à voir était un mythe. Voici quelques extraits de son analyse :

« Le mythe de l'abbé Pierre dispose d'un atout précieux, la tête de l'abbé. C'est une belle tête, qui présente clairement tous les signes de l'apostolat : le regard bon, la coupe franciscaine, la barbe missionnaire, tout cela complété par la canadienne du prêtre-ouvrier et la canne du pèlerin. Ainsi sont réunis les chiffres de la légende et ceux de la modernité. […] 

La coupe [de cheveux]de l'abbé Pierre, conçue visiblement pour atteindre un équilibre neutre entre le cheveu court (convention indispensable pour ne pas se faire remarquer) et le cheveu négligé (état propre à manifester le mépris des autres conventions) rejoint ainsi l'archétype capillaire de la sainteté : le saint est avant tout un être sans contexte formel ; l'idée de mode est antipathique à l'idée de sainteté. 

[…] il faut bien constater que la barbe ecclésiastique a elle aussi sa petite mythologie. On n'est point barbu au hasard, parmi les prêtres ; la barbe y est surtout attribut missionnaire ou capucin, elle ne peut faire autrement que de signifier apostolat et pauvreté ; elle abstrait un peu son porteur du clergé séculier ; les prêtres glabres sont censés plus temporels, les barbus plus évangéliques. […] derrière la barbe, on appartient un peu moins à son évêque, à la hiérarchie, à l'Église politique ; on semble plus libre, un peu franc-tireur.

[…] Je m'interroge seulement sur l'énorme consommation que le public fait de ces signes. Je le vois rassuré par l'identité spectaculaire d'une morphologie et d'une vocation ; ne doutant pas de l'une parce qu'il connaît l'autre ; n'ayant plus accès à l'expérience même de l'apostolat que par son bric-à-brac et s'habituant à prendre bonne conscience devant le seul magasin de la sainteté ; et je m'inquiète d'une société qui consomme si avidement l'affiche de la charité qu'elle en oublie de s'interroger sur ses conséquences, ses emplois et ses limites. J'en viens alors à me demander si la belle et touchante iconographie de l'abbé Pierre n'est pas l'alibi dont une bonne partie de la nation s'autorise, une fois de plus, pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice. »

Depuis les années cinquante on apprécie la justesse des analyses de R. Barthes, la précision de ses descriptions, la sobriété de son écriture, et son apport à la mythologie qu’il a sortie de son archaïsme. R. Barthes révélait le mythe dans les clichés de l’actualité. S’agissant de l’abbé Pierre, il partait d’une photo iconique et non de la personnalité de l’abbé. Le « look » de l’abbé était un mythe qui donnait un signifié. 

On découvre maintenant, qu’en outre, l’image qu’il donnait à voir permettait de cacher une partie de lui-même avec la complicité active de la hiérarchie cléricale et des médias, avides d’images « chocs » accompagnées de quelques lignes qui ne sont souvent que des « clichés » (sic) alimentant le mythe.

C’est la société tout entière, avide de stars, de héros et de saints qui valide le mythe. Quel publicitaire aurait pu trouver une image plus accrocheuse pour susciter les dons ? Avant que mère Thérésa ou sœur Emmanuelle prennent le relais, quel héros de la charité aduler pour s’exonérer de ses obligations propres ? Quelle meilleure image de prêtre la hiérarchie cléricale aurait-elle pu espérer produire comme modèle évangélique : simple, se donnant aux miséreux dont il partage la vie, missionnaire par la charité et, de surcroît, écran total protégeant l’omerta ?

Le culte de la personnalité est fondamentalement païen. Pour ma part, je me méfie des saints, surtout vivants, et que leur aura rend inaccessibles. 

La société considère facilement comme pathologique ce qui est anormal et a trop tendance à recourir aux hôpitaux psychiatriques pour cacher ce qu’elle ne saurait voir (de Camille Claudel, qui n’est pas un cas isolé, aux opposants politiques des régimes totalitaires). Ce fut aussi, brièvement, le cas de l’abbé Pierre.

Pour reprendre un titre de Philippe Claudel, il faut considérer que les âmes sont grises, que le « mauvais » peut faire du bien et qu’inversement personne n’est parfait comme notre Père céleste est parfait. Cela pose le problème de la récidive, sa prévention et la protection des victimes tout comme l’avenir du coupable : sa capacité de revirement ; et aussi la part de de la mémoire, de l’amnistie, de la sanction, de la réparation et du pardon. C’est aux fruits qu’on juge l’arbre, tout en se méfiant des épines. La confiance est toujours une prise de risques.

 

Bernard Paillot – septembre 2024


 

[1]     Roland Barthes, Mythologies, coll. Essais, Le Seuil, Paris 1957

Crédit photo
Hugo van Gelderen / Anefo, CC0, via Wikimedia Commons
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