Dimanche 14 janvier 2024 – 2e dimanche du temps ordinaire – 1 Co 6, 13c-15a. 17-20
Il est des termes difficiles à traduire, surtout pour ouvrir une lecture de la messe. « Le corps n’est pas fait pour la débauche » dit le lectionnaire (1 Co 6, 13b-20). Peut-être aurait-on mieux fait de traduire par prostitution, le sexe comme produit de consommation, où c’est l’autre qui est en définitive consommé, comme l’indique l’étymologie grecque. Dans les Écritures, porneia s’entend en outre comme idolâtrie ; le peuple se prostitue à servir d’autres dieux, dans des Fornix, lorsque le sanctuaire est une caverne de prostituées !
Ça commence fort et continue plus fort encore. « Le corps est pour le Seigneur et le Seigneur est pour le corps. » Si je reformule en des termes que je n’aime guère mais qui sont sans cesse employés, le spirituel et le charnel ou le matériel ne s’opposent pas ; le corps jusque dans la sexualité ‑ une sexualité non pornographique, idolâtrique, destructrice ‑ est pour le Seigneur, et le Seigneur est pour le corps y compris dans sa dimension sexuée.
Si tels sont bien les propos de Paul, en butte aux habitants d’un port où se pratique la prostitution, où les corps s’achètent comme un morceau de pain, alors nous venons d’entendre une bombe ; Paul n’a peur de rien ; il pousse le bouchon plus loin que les pratiquants dévots du corps. Le corps n’est pas pour la débauche ‑ c’est un contre-sens ! ‑ puisqu’il est pour le Seigneur, mieux, le Seigneur est pour le corps.
« Quand ils mangent leur pain, ils mangent mon peuple. » (Ps 14) « Leur dieu, c’est leur ventre. » (Ph 3, 19 et cf. 1 Co 6, 13a) La quête débridée de l’argent et du pouvoir est aussi pornographique, préoccupation de soi au point de dévorer les autres, ne pas regarder le visage du frère, stratégie pour effacer ce qu’il y a de fini, de périssable, dans le corps, dans la vie. Non que l’on devrait cesser de s’insurger, d’aspirer à une surrection ; oui scandale de la fin, de la mort qui soulève jusqu’au cœur de Dieu, lui qui n’a pas fait la mort (Sg 1, 13). Mais se résigner à la finitude, peut-être même consentir, serait éthique, sollicitude envers autrui, ne pas éteindre la mèche qui faiblit ni briser le roseau froissé (Is 42, 3). Ne pas bouffer les frères, s’en repaître.
Dans la lettre de Paul, on passe du corps de chacun, à chacun membre du corps du Seigneur ; du corps à nourrir au pain partagé ; des membres dont on prend le plus grand soin à la résurrection. Le plus intime est universel. C’est parce que le corps est politique qu’il est pour le Seigneur ; c’est parce que le Seigneur est pour le corps que la nourriture est eucharistique.
« Le Seigneur s’unit au corps », la chose la plus étrange. Si tu veux être à Dieu, cela ne passe que par l’épaisseur de ton corps, le plus concret de ta vie, le plus trivial, ce qui signifie exactement ‑ c’est juste dit d’un autre point de vue ‑ que cela ne passe que par ta manière d’être avec les autres, membres d’un corps. La vie dans l’Esprit ‑ ce que devrait toujours signifier spiritualité ‑ est ici et maintenant résurrection des corps, vie avec et pour les autres, soin de tous à commencer par qui est sur le point de s’éteindre, de s’effondrer sous le poids de la vie ‑ chienne de vie, si souvent. Le reste est une vaste illusion, fuite, tromperie, idolâtrie.
Le Seigneur est pour le corps ! Où est le mépris du corps, ascétique autant que socratique, soma-sema, corps-prison ? Où est le corps qui écarterait de Dieu ? Les disciples ne s’étonneront pas que Dieu lui-même habite le corps, le monde, l’humanité ; un homme est sa parole, son évangile, la bonne nouvelle qu’il souhaite faire entendre, une libération par amour.
La divinité ne s’oppose pas à l’humain, mais est pour le plus spécifique de l’humain, le corps, le corps sexué (susceptible de porneia). La divinité révèle au plus épais de l’humain qu’il y a en lui qui excède ce qu’il est, le fait déborder, sollicitude envers autrui, soin d’un monde à aimer, désir de justice par amour. « Ne le savez-vous pas ? Votre corps est un sanctuaire de l’Esprit Saint, lui qui est en vous et que vous avez reçu de Dieu. »
Qui croira que la sollicitude envers autrui puisse être porneia, débauche : elle ne correspondrait pas à une conception de la sexualité sur laquelle des évêques s’assoient quand il s’agit de pédocriminalité ou de tout autre crime sexuel ? Qui croira que la caresse qui effleure pour ne pas posséder et laisser l’autre exister (Levinas), lui révélant par la tendresse la fin ‑ à tous les sens ‑ de son corps, vibration qui appelle l’autre, serait porneia interdisant toute bénédiction, alors que la bénédiction a été largement répandue sur des criminels sexuels, que le système dont les évêques sont les gonds favorise le crime qui détruit les corps ?
Que le corps est sacré, temple du divin, il est indispensable de le rappeler comme une bonne nouvelle. Cela s’appelle une bénédiction.