Les arts ont souvent servi les religions. Mais pendant longtemps la littérature fut suspectée, dans la mesure où elle met en scène tout autre chose que des péripéties convenables et des personnages exemplaires : les romans parlent explicitement d’adultère, d’homosexualité et de meurtre. Quand elle se cantonne à décrire la sainteté dans les hagiographies, elle perd mystérieusement de sa force, elle devient de l’endoctrinement.
Dès l’invention de l’imprimerie, Rome se préoccupa de ce problème. Le premier Index des livres interdits fut publié en 1559 et guida la conscience des lecteurs catholiques jusqu’à la moitié du siècle passé, en 1966. On y retrouva des écrivains, Montaigne, La Fontaine (!), Diderot, Rousseau, Montesquieu, Voltaire, Dumas, Baudelaire, Balzac, Zola, Gide, mais aussi des philosophes, comme Erasme, Descartes, Kant, Lamennais, Bergson, Sartre, des savants comme Copernic et Galilée.
Cette liste est tellement glorieuse que l’on comprenne que l’Index aurait pu être supprimé, par simple peur du ridicule. Mais il existe une autre raison, bien plus révélatrice : le nazisme et le communisme procédèrent aussi à un strict contrôle de la littérature. De grands écrivains allemands et russes furent contraints de s’exiler. La censure apparut ainsi comme contraire aux droits de l’homme et donc au christianisme. Dans cette optique il est devenu évident aujourd’hui que Montesquieu avait pour seul tort de mettre en question la royauté de droit divin : il n’était pas condamné pour atteinte à la foi mais au pouvoir, car à l’époque les deux étaient intimement liés. De même que pouvait-on reprocher à Zola en interdisant toute son œuvre, sinon de décrire l’exploitation de petit peuple par la bourgeoisie ?
Or, le pape François vient de publier le 4 août une lettre sur le rôle irremplaçable de la littérature dans la formation de tout chrétien, à commencer par les clercs. Ce qui était considéré comme une menace devient un atout. Car il est loin de recommander uniquement des livres édifiants, mais toute littérature, même celle qui peut choquer les croyants. Ce n’est rien moins qu’un renversement de perspective : le Pape recommande ce qui était interdit. Bien évidemment il se trouvera des critiques pour lui reprocher de confondre le bien et le mal, le vrai et le faux, Dieu et le Diable.
Il se justifie largement. La littérature permet de découvrir des cultures, la sienne propre mais aussi les autres, d’entrer dans la peau de personnages radicalement différents de soi, c’est- à-dire autrui. Elle répare l’incapacité émotionnelle dont souffre le monde contemporain. Le cinéma et la télévision peuvent opérer le même décentrement, mais de façon passive tandis que la lecture oblige l’esprit à s’investir dans une activité exigeante, un exercice spirituel dans la tradition ignatienne.
Cependant, en 1999, dans une lettre aux artistes, Jean-Paul II invitait encore les écrivains à retrouver dans le christianisme la source de leur inspiration qu’il opposait aux formes inauthentiques, démunies de l’inspiration religieuse. Ce message s’inscrivait dans la tradition de l’Index voici à peine un quart de siècle.
En un peu plus de trente ans, c’est donc un abandon total de cette perspective que propose François. La littérature apprend à reconnaître « l’inutilité et même l’impossibilité de réduire le mystère du monde et de l’homme à une polarité antinomique vrai/faux, ou juste/injuste. » Et donc il ne cite pas Dante ou Bernanos, mais Proust et Borges.
De toutes les démarches de François, celle-ci est sans doute la plus prophétique et la plus nécessaire. Puisqu’il est empêché d’agir sur le plan de la discipline (contraception, célibat ecclésiastique, ministère des femmes), il se recentre sur l’essentiel. La foi est un mystère qui n’a pas besoin de se confiner dans un contexte ecclésiastique : Dostoïevski, James Joyce, Virginia Woolf, Marcel Proust en sont des vecteurs car ils se gardent d’expliciter ce qui par définition ne peut pas l’être sans le profaner. La racine la plus lointaine du christianisme n'est-elle pas dans l’œuvre littéraire de la Bible, qui se refuse à une érudition historique ou à un exposé théologique pour en dessiner les contours de la foi par des récits imaginés ?
[12] C.S. Lewis, Lettori e letture. Un esperimento di critica, Milano 1997, 165 .
[13] Cf. Borges,
Le 17 juillet, le pape François a écrit une lettre sur le rôle de la littérature dans la formation des prêtres et de tout chrétien. Elle a été publiée le dimanche 4 août.
Lettre du Saint-Père sur le rôle de la littérature dans la vie du prêtre et du séminariste | ZENIT - Français
Au contraire, le pape souligne que le manque de littérature et de poésie « peut conduire à un grave appauvrissement intellectuel et spirituel des futurs prêtres, qui seront privés de cet accès privilégié que la littérature donne au cœur même de la culture humaine et, « plus spécifiquement », au cœur de chaque personne ». Les séminaristes qui se préparent au sacerdoce ont besoin d’écouter les autres, une compétence vitale pour comprendre et guider l’âme, sans laquelle nous tombons immédiatement dans l’isolement ; « nous entrons dans une sorte de surdité spirituelle, qui a un effet négatif sur notre relation avec nous-mêmes et notre relation avec Dieu, même si nous avons beaucoup étudié la théologie ou la psychologie ».
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Enfin, le pape invite tout évangélisateur à lire, même s’il s’adresse plus directement aux prêtres : « L’affinité entre le prêtre et le poète resplendit dans l’union sacramentelle mystérieuse et indissoluble entre la Parole divine et nos paroles humaines, donnant lieu à un ministère qui devient un service né de l’écoute et de la compassion, à un charisme qui devient une responsabilité, à une vision de la vérité et de la bonté qui se révèle comme une beauté ». AOÛT 29, 2024 17:24FORMATION, PAPE FRANÇOIS
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