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Actualités

Dietrich Bonhoeffer défiguré.

Xavier Charpe . 06 février 2025

Dès sa sortie dans les salles, j’ai été voir le film de Todd Kormarnicki, L’Espion de Dieu, censé présenter la vie résolument engagée de Dietrich Bonhoeffer, pasteur de l’Église Luthérienne allemande, effroyablement torturé et exécuté dans les derniers jours du Reich avec ses amis du groupe de résistance contre Adolph Hitler et le régime nazi.

J’espérais pouvoir recommander le film à mes amis de Lyon et du centre théologique de Grenoble. Le film aurait pu servir d’introduction utile à l’itinéraire engagé et tragique d’un pasteur qui a été l’une des grandes figures chrétiennes du siècle dernier, par ailleurs un théologien particulièrement profond. Au contraire, j’ai plutôt dissuadé mes amis d’aller le voir. Non pas tant parce que le film ne me semble pas bon du point de vue cinématographique, mais parce qu’il donne une image gravement déformée de ce chrétien et de ce théologien. Dans le dossier de l’hebdomadaire La Vie, le titre de l’analyse du film est sévère : « L’Espion de Dieu, une parodie de Bonhoeffer ». Sur une grande figure chrétienne on aurait pu espérer un grand film. Ce n’est pas le cas. J’ai donc plutôt dissuadé mes amis d’aller voir le film.

D’un point de vue cinématographique le pathos des situations n’est pas toujours maîtrisé. Nous sommes quelques-uns à trouver que l’acteur n’est pas bon. On fait dans l’outrance. Il est possible au titre de l’expression artistique d’accorder à un cinéaste quelques libertés, mais il ne faut pas trop multiplier les erreurs dans un film qui cherche à retracer la vie d’une grande figure chrétienne. Certes, tout n’est pas mauvais. La mort de l’aîné des enfants à la guerre de 1914 a jeté sur la famille Bonhoeffer un voile tragique. Dès le début, la vie du jeune Dietrich est marquée du sceau de la tragédie. D’autant qu’en 1919 quand il se rend avec sa sœur jumelle au gymnasium, un lycée mixte où une partie des élèves sont de confession juive, ils assistent de loin aux combats entre les spartakistes (mouvement politique d’extrême-gauche) et l’armée. Dès cette époque l’Allemagne est entrée dans le cycle de la violence et d’une forme de guerre civile larvée. Dès le début, Bonhoeffer est tout sauf un garçon léger. Il est habité par le sérieux de la vie. Accordons aussi au film qu’il montre assez bien que Dietrich grandit dans une famille de la grande bourgeoisie allemande, pour ne pas dire prussienne. Accordons également au film que l’épisode américain de l’Union Theological Seminary a été important (séminaire new-Yorkais où il étudie un an en 1930). Encore que sur le pacifisme des débuts de Dietrich, l’influence du pasteur français Lasserre a été déterminante et le désastre de la guerre de 1914 plus encore.

Mais l’essentiel n’est pas là. C’est sur le fond que le film n’est pas bon. Il trahit assez radicalement la figure de Bonhoeffer ; il ne rend absolument pas compte de ce qu’a été le cheminement de sa réflexion théologique et sa profondeur.

Le cheminement d’une vie est toujours décisif si on veut la comprendre. C’est particulièrement vrai dans le cas de Dietrich Bonhoeffer et dans le développement de sa pensée. Une théologie souvent en fragments, à coup sûr en recherche. Un film peut prendre quelques libertés et bien entendu procéder à des flash-backs. Mais dans le cas de notre film, la chronologie est si bouleversée que l’on ne peut comprendre l’itinéraire de vie. Et il y a trop d’erreurs.

C’est la figure même de Bonhoeffer qui est trahie. Le film en fait une sorte d’excité et d’exalté, suffisant parfois. À un moment, on nous le montre provoquant les soldats allemands. Or tous les témoignages que nous avons, et ils sont nombreux, nous montrent un Dietrich réfléchi, maître de lui ; un sérieux et un calme qui impressionnent ses interlocuteurs, tant ses professeurs que ses collègues théologiens, ses élèves de la faculté de théologie, jusqu’à ses compagnons de détention à la prison militaire de Tegel et ses gardiens. Jusqu’au dernier moment avec ses codétenus dont certains vont être suppliciés avec lui.

C’est l’un des axes majeurs de la pensée de Bonhoeffer : se tenir au réel et y faire face, jusque dans l’épreuve. Ne jamais s’en évader, fût-ce dans les difficultés qu’il faut assumer. C’est une éthique de la responsabilité. L’Église se tient au cœur du village et la foi au Christ au cœur de la vie. La foi n’est pas sortie du monde et des exigences qu’il requiert de nous. Il écrit à sa fiancée : « Je crains que ceux qui ne se tiennent qu’avec un pied sur la terre ne se tienne qu’avec un pied dans le ciel. » Dès 1939, dans une conférence à Barcelone, il évoque la figure mythique du géant Anthée que personne ne peut vaincre. Sauf qu’un jour, quelqu’un le saisit par derrière et le soulève du sol. Ayant perdu le contact avec la terre, Anthée perd toute sa force. Quand on perd le contact avec la terre, on est assuré de perdre le contact avec Dieu. D’où l’attachement de Bonhoeffer pour l’Ancien Testament et pour son réalisme. D’où dans son livre Éthique, laissé inachevé, la dialectique entre la « Réalité dernière », Dieu et sa grâce, et les réalités « avant-dernières », les réalités de ce monde auxquelles il faut nous tenir, en sorte que nous puissions être rejoints par la « Réalité dernière ». La « Réalité dernière » fonde les réalités « avant-dernières », mais celles-ci sont le chemin d’accès à celle-là.

Enfin, c’est une théologie de la solidarité en acte, comme celle du Christ à notre égard. Il l’appliquera à l’Église, qui n’est vraiment l’Église du Christ que quand elle est « l’Église pour les autres ». Alors qu’il est déjà menacé par la Gestapo, les amis de Bonhoeffer le mettent à l’abri en lui trouvant un poste d’assistant à l’Union Theological Seminary. Mais quand la guerre éclate, Dietrich n’imagine pas de ne pas être solidaire de son pays. Il prend le dernier bateau qui part de New York pour rentrer en Allemagne. Plus tard, en prison, il dira qu’il n’a jamais regretté cette décision. Bonhoeffer, c’est une théologie de la responsabilité et des décisions courageuses, précisément dans les moments de gravité. L’engagement ira jusqu’à entrer dans le groupe de résistance du colonel Oster et de tenter de libérer l’Allemagne et l’Europe de la folle tyrannie d’Hitler. Le courage de l’obéissance à Dieu.

Pour Bonhoeffer, la foi n’est pas une affaire d’intellectuel, bien qu’il soit un théologien de haut vol, parfois capable d’être hautement spéculatif. Pour lui, la foi est d’abord un problème d’obéissance et d’attachement à Christ, « en sorte que notre vie en dépende » et en soit radicalement bouleversée. Sa foi, ce sera sa vie donnée pour le Christ, pour ses frères et pour l’Allemagne, pour que la paix puisse à nouveau advenir.

 

2 février 2025.

Crédit photo
Membeth, CC0, via Wikimedia Commons
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