Venise à double tour, Jean-Paul Kauffmann
Éditions Équateurs, mars 2019
Savez-vous combien il y a d’églises fermées à Venise ? On parle d’une vingtaine, mais c’est sans doute davantage. Jamais ouvertes, ou si rarement. Parfois condamnées, parfois délabrées, parfois privatisées, parfois encloses dans des hôpitaux, des maisons pénitentiaires, des communautés cloîtrées… « Arriverai-je à les rouvrir ?» Tel est le défi que s’est donné Jean-Paul Kauffmann, et qu’il raconte en un livre de 327 pages, mené comme une enquête, émaillé de sensations, d’impressions, de réflexions personnelles, lourd de toute son histoire, en particulier des trois ans de détention qu’il a subis au Liban.
Et Jean-Paul Kauffmann ne fait pas les choses à moitié. Tandis que d’autres vont séjourner à la Villa Médicis, lui s’installe pour de bon sur l’île de la Giudecca, avec 14 bagages, et pas de billet de retour. Son ambition porte loin : le livre est construit comme une quête du Graal, car Jean-Paul Kauffmann est d’abord un homme de désir. L’exergue de son livre, extraite des Pensées de Pascal, le montre : « Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses. » Et tout naturellement c’est sur Lacan, analyste du désir, et grand amateur du baroque vénitien, qu’il s’appuie le plus souvent. Mais aussi sur les auteurs qu’il affectionne : Sartre, Thomas Mann et Visconti, pour Mort à Venise, Paul Morand pour ses relations de voyage à Venise, et surtout la Bible, qui donne les contextes de la plupart des œuvres d’art créées pour ces églises.
N’oubliant jamais qu’il est un journaliste, l’auteur part d’abord à la recherche de « ses contacts », les vraies, les seules fondations de tout travail journalistique. En chemin, il noue de belles relations humaines qui tapissent l’enquête et il nous livre de très beaux portraits psychologiques de ses interlocuteurs. Mais comme il se doit, l’enquête est longue, exige bien des détours, et suscite bien des déceptions. Avant de pouvoir ouvrir ces églises, il faut frapper à la bonne porte. À celle du Patriarcat, de la Surintendance des Beaux-Arts, auprès de certains directeurs de fondations caritatives ou de personnalités influentes du monde artistique vénitien, and so on...
Vous aurez compris qu’entre deux entretiens avec ces huiles, vous revisiterez à la fois Venise et son incroyable histoire, dans un récit qui captive, certes par son érudition, mais surtout par la sympathie que l’on éprouve pour un homme à la fois déterminé et attentif au moment où sa quête va s’apurer du désir de parvenir à ses fins pour se laisser surprendre. Par quoi ? Par le vide, par la vanité… Eh oui, la quête est indéfinie, elle se cogne dans un vide qui vous renvoie toujours à votre point de départ. Comme le Saint des Saints, majestueusement vide, qui renvoyait la quête du Tout Autre vers la proximité du quotidien, ou comme la nouvelle racontée par Martin Buber, celle de Eisik Ben Yekel de Cracovie, qui trouve chez lui le trésor qu’il était parti chercher fort loin, Jean-Paul Kauffmann nous écrit une fable sur la métamorphose du désir et sur la destination qu’il choisit de lui donner. Jugeons-en plutôt. En page 327, il retourne vers l’église de son enfance, en Ille et Vilaine, et lit, sur l’unique œuvre du sanctuaire, la parole de Dieu dans l’Apocalypse : « Je suis l’alpha et l’oméga. » Discrète confession de foi, que j’ai reçue avec émotion et respect. Émotion pour l’aveu qu’elle contient. Respect car elle sonne juste, à mille lieues de ces tonitruantes déclarations identitaires actuelles.
Et j’en viens à me demander si cette chute ne déplace pas un peu le cœur du message de ce livre : toutes ces églises fermées vénitiennes ne sont-elles pas les métaphores des églises-bâtiments du catholicisme qui se ferment les unes après les autres ? Et l’auteur ne veut-il pas nous suggérer que l’on peut bien s’en désoler, mais que l’on finit par comprendre que celui qui est l’alpha et l’oméga est toujours offert et toujours présent, là, juste au coin de la rue ?
Anne Soupa