Aller au contenu principal
Auteur
Alain & Aline WEIDERT

 « Urgences  pastorales »

Christoph Theobald, Bayard 2017

Recension d’Alain Weidert

Deux lectures, deux degrés d’urgence

J’aimerais partager ce que je retiens de ce livre dense où le lecteur est pris par la main pour avancer dans une analyse rude et prudentielle de ce qui arrive à l’Eglise dans le « moment présent ». Il a comme sous-titre : « comprendre, partager, réformer ». C’est donc ce que, simple laïc, je me propose de faire, non sans quelque témérité, concernant le livre d’un théologien de l’envergure de Christoph Theobald.

Tout d’abord une constatation et une impression. Constatation : Christoph Theobald charpente son propos à partir d’Evangelii gaudium et de Laudato si’ et se fait ainsi un bon promoteur de la pensée décapante, roborative et enthousiasmante du Pape François. Impression : il ressort cependant du propos de Christoph Theobald que pour une crédibilité à « sans cesse remettre en chantier » (p.85) il suffirait à l’Eglise de peaufiner sa pratique, de faire tourner autrement le système ecclésial, en mettant en œuvre une pédagogie nouvelle. Comme si la nécessité de changement en « pastoralité » était surtout à réaliser au niveau de la forme, de l’esprit, et non du contenu de ce qui est croyable.

Dans le chapitre 7 « Que devient l’Eglise » Christoph Theobald s’attarde en substance sur un renouveau nécessaire de l’hospitalité, de la synodalité, du ministère du prêtre, sur l’invention d’autres ministères, sur la formation commune, sur la sacramentalité de l’Eglise, sur l’appel universel à la sainteté, sur les groupes bibliques ou d’Evangile, comme si l’essentiel consistait à monnayer autrement ce qui s’est toujours fait. Là on reste sur sa faim. Ensuite il parle de pédagogie pour mettre en place ce qui apparaît, essentiellement, comme une mise à plat de la forme. « Une manière de procéder » qui reste bien théorique car peu opérationnelle en l’état, confrontés que nous sommes au manque définitif de forces, de moyens dans les villages, dans les quartiers. Il y a loin du rêve à la réalité. La réalité c’est bien le trait déjà tiré sur la civilisation paroissiale.

Au chapitre 8 il propose d’apprendre à prier et là aussi il donne l’impression de reprendre les recettes éternelles. Revues et corrigées, avec d’autres accents. Mais est-ce vraiment la prière qui doit être au centre ? Pour utiliser une image est-ce « Prions en Eglise » qui sauvera l’Eglise ? La liturgie, dévoreuse d’énergie, est un cache-misère. Si seulement l’on passait autant de temps à la réflexion, à la formation, à l’intelligence de la foi qu’à la liturgie ! Le diagnostic que fait l’auteur est sévère, juste, mais les remèdes qu’il propose ne paraissent pas à la hauteur de la situation, utilisables comme tels face aux « Urgences pastorales du moment présent ». Christoph Theobald paraît revisiter l’ancienne façon ecclésiale de procéder mais ne propose pas vraiment d’innovation concrète alors qu’il n’arrête pas d’encourager à aller de l’avant. Ses propos restent, somme toute, très incantatoires. Certes ils peuvent conduire à des améliorations mais dont on se dit que, non vraiment, cela ne changera rien sur le fond du problème de l’in-évidence de notre "Bonne-parole". Lecture au premier degré !

Par contre en y regardant de plus près on peut s’apercevoir que son texte est émaillé d’intuitions qui vont dans le sens des sursauts d’intelligence christique de Vatican II. Dans le sens également induit par de nombreux auteurs que, à juste titre dans la trajectoire du Concile, l’on pourrait qualifier de "pères de l’Eglise" pour cette étape inédite de croissance et de prise de conscience christique de la réalité humaine.

Nous choisissons donc de regarder maintenant, non pas les développements argumentés de Christoph Theobald, présentés avec méthode, méticuleusement, proposés pas à pas, mais les notions et le vocabulaire qui reviennent constamment dans son livre et qui se trouvent mis au service des développements qu’il propose. Une lecture transversale, en quelque sorte, de ce qui ne peut être remarqué de prime abord puisqu’aucun chapitre du livre ne lui est explicitement consacré. Seconde lecture d’un livre qui paraît, du coup, plus musclé. Propos qui trahissent sans doute la véritable pensée de l’auteur. Pensée que peut-être celui-ci n’ose pas encore prononcer, articuler, noir sur blanc (cachée volontairement par peur de n’être pas compris, critiqué ?). Propos qui cependant paraissent être le substrat de ce qu’il propose de neuf à notre réflexion, la matière même, selon nous, des réformes qu’il appelle de ses vœux. Cela est réjouissant.

Charpente christique d’un devenir-humain que l’on aimerait bien lui voir développer carrément, sans détour, et mettre en préalable de ses propositions, en prérequis explicite, pour que le lecteur ainsi motivé puisse intégrer ses propositions d’avenir qui, sans doute du coup, seraient autrement perçues. Huit points remarquables, trop implicites encore, nous paraissent émailler ses propositions. Essayons de les dénicher ! Ce n’est ici qu’une ébauche qu’il faudrait étoffer. Les listes de nos références sont sans aucun doute incomplètes.

* * *

 

① Christoph Theobald n’utilise pas toujours le mot « chrétien » mais également le mot « christien ». Ce n’est pas une fantaisie, le mot n’est pas innocent. « Christien » apparaît 18 fois (1). Pourquoi ? Qu’est-ce que l’auteur veut exprimer par-là ? L’identité chrétienne ? La réponse se trouve certainement dans l’articulation des points suivants.

  1. [p. 155, 158, 161, 164, 167, 170, 194, 198, 277, 292, 301, 342, 345, (352 « configuré » à lui, 353 christiforme) 354, 370, 373, 386, 473].

② Deux expressions reviennent comme un refrain : autorévélation et autocommunication de Dieu (p. 64, 69, 76, 91, 156, 182, 493, 513, 514). Il y est question aussi de Dieu « lui-même comme notre destinée » (p. 168).

③ De même pour la notion de conaturalité.

« C’est cette "conaturalité" avec les réalités divines et une sagesse » -conaturalité inouïe « donnée par l’Esprit aux chrétiens » (EG, 119) - qui constitue le « point de jonction » que nous cherchons depuis le début » (p. 164).

« C’est le "flair" spirituel ou mystique dont parle le Pape François qui s’active alors et agit en "conaturalité avec les réalités divines" devant discerner ce qui convient, au-delà des évidences données sur le moment ». (p. 180).

[ aussi p.239, 243]

④ Une double expression paraît, à plusieurs reprises, sous-tendre son propos : la grâce christique universelle et la grâce du Christ. Sans doute le point central, le pivot de l’ensemble ! Nous en donnons ici de longs extraits.

« J’ai montré en effet, dès le début du deuxième chapitre et dans le troisième, que, prenant acte de la mondialisation contemporaine et de la différence incommensurable entre l’Eglise, « Peuple messianique aux apparences d’un petit troupeau » d’un côté, et « l’universalité des hommes » (LG 9) de l’autre, le Concile distingue nettement entre la grâce baptismale, reçue par les seuls chrétiens, et la grâce du Christ qui -dès la fondation du monde- habite tous les êtres humains » (p. 144)

 « Sans doute faut-il aujourd’hui reconnaître, avant tout et pleinement (1°) le paradoxe admis par Lumen Gentium, n°s 2 et 9, et mis en valeur dès notre deuxième chapitre, d’une grâce christique en principe universelle et de la petitesse historique du « troupeau » ecclésial, paradoxe qui, quand on renonce à tout point de vue surplombant, renvoie au mystère même de l’altérité de Dieu et simultanément à celui de la liberté -faillible- de tout homme. » (p. 147)

« 2. Cette référence à la forme « pendulaire » de l’expérience humaine permet enfin de faire comprendre la distinction paradoxale, introduite par Vatican II (cf. plus haut, 1°), entre la « grâce baptismale » -grâce particulière (pecularis) du « petit troupeau » chrétien -et la « grâce christique » -répandue dès la fondation du monde dans toute l’humanité – ainsi que l’ « ordonnance » ou l’ « orientation » de cette dernière vers le peuple de Dieu (cf. plus haut, 2°). On pourrait en effet soupçonner cette construction théologique de « récupération » d’autrui, et on se souvient sans doute de la polémique occasionnée par la qualification des non chrétiens de « chrétiens anonymes », dont la critique était tout à fait justifiée ; mais cette critique entraînait fréquemment l’abandon pur et simple de la foi en une grâce christique universelle. » (p. 168)

Christoph Theobald ose ici aborder une question essentielle particulièrement épineuse pour l’avenir de la posture pastorale. Le rapport, la tension, entre la grâce chez tous les Hommes et la grâce chez quelques-uns. C’est la question de la compréhension de « la révélation des fils de Dieu » aux deux sens de génitif sujet et de génitif objet. Les Hommes sont révélés comme fils (objet). Des Hommes, les Christiens, reçoivent la tâche d’annoncer cette révélation (sujet).

« Ce n’est pas « christianiser » les autres à leur insu que de dire que cette présence en faveur d’autrui, réalisée et accomplie par le Christ Jésus, opère depuis toujours et partout dans l’humanité, et rend possible la « foi » en la vie ». (p. 171)

« « Cela » même dont il est question dans l’annonce de l’Evangile est déjà à l’œuvre en ceux et celles qui vont le recevoir ; réalité évangélique qui ne travaille pas seulement dans les individus mais aussi dans la terre, voire dans la culture que cette terre porte » (p. 389)

« La thèse du Concile Vatican II selon laquelle il faut penser ensemble la grâce baptismale des chrétiens et la grâce du Christ, dès la création du monde, universellement répandue et à l’œuvre. » (p. 488).

[aussi p. 169, 170, 173, 267, 388]

⑤ Très souvent apparaît aussi une notion peu usitée en temps normal, en théologie consensuelle, celle d’accès à l’intimité même de Dieu. (p. 473)

« Un Dieu qui se fait l’intime de l’humanité » p. 470

[aussi p.65,92, 154, 157, 158, 163, 164, 165, 166, 182, 195, 199, 231, 232, 245, 292, 301, 305, 357, 370, 371, 455]

⑥ Le mot gratuité revient comme un leitmotiv de ce livre. Pas de marchandage avec Dieu. Le salut n’est pas sous conditions. Pas de donnant-donnant. Gratuité également dans les relations entre Hommes et spécialement de façon désintéressée entre les chrétiens et les autres Hommes. La notion de gratuité transcende la notion condescendante de miséricorde.

« Or, c’est autour de l’intérêt désintéressé ou gratuit pour l’autre que peut se reconstituer une conscience missionnaire crédible qui, tout en se concevant comme étant jusqu’au bout au service de la « foi » élémentaire de « quiconque », se laisse sans cesse surprendre par celles et ceux qui, grâce à la présence de tel fidèle « christien » ou de telle communauté « christienne », accèdent à l’intimité même de Dieu, au « tout est grâce » où les baptisés puisent l’énergie spirituelle pour sortir vers l’autre et vers tout un chacun. » (p. 473)

[aussi p. 67, 71, 84, 90, 94, 149, 155, 167, 168, 174, 229, 267, 268, 278, 284, 285, 289, 294, 357]

⑦ L’importance du mot Galilée (préféré au mot « monde » ?) est notoire pour parler du lieu d’implication et d’expression de la foi, voire l’expression « nos Galilées ». C’est le lieu du rendez-vous avec le Christ ressuscité, en dehors du monde religieux, bien-pensant de Jérusalem. Le lieu de sortie de la sphère catholique.

⑧ Enfin il est question d’un nouveau travail d’interprétation, de réinterprétation de la foi, de croissance (p. 15, 17, 210, 69, 215, 228, 293, 294, 422, 474). Travail qui selon nous n’est pas pensable sans la mise en valeur explicite des sept points précédents.

« La traversée de la crise l’oblige (l’Eglise) à initier des processus spirituels de transformation en profondeur » (p. 376)

« On aura compris, à la lecture de ce chapitre, que le but de cet ouvrage, qui est d’attirer l’attention des lecteurs sur quelques urgences pastorales dans nos sociétés européennes, ne pourra être atteint que si l’Eglise sait mettre en place une véritable pédagogie de la réforme. C’est là le levier d’un changement en profondeur : il ne suffit pas en effet d’inciter les fidèles à la « sortie missionnaire », encore faut-il leur donner les moyens ou « manières » d’accéder à l’expérience intérieure d’où peuvent surgir un authentique élan missionnaire et la mise en place progressive d’une figure ecclésiale qui lui corresponde. » (p. 425).

Quels sont ces processus spirituels de transformation en profondeur, quelle est cette expérience intérieure ?

* * *

Les huit point mis bout à bout, en convergence, changent tout de la perception des urgences pastorales que nous pouvions retenir, dans un premier temps, de la lecture de ce livre. Dénicher, décrypter ces huit points peut nous faire prendre conscience qu’il y a du sous-entendu, du mal entendu que nous ne savons pas (ne voulons pas !) percevoir. Cela est vrai concernant le propos de ce livre mais concerne également les propos de l’Eglise depuis Vatican II. Le décryptage des propos enfouis de ce livre peut servir de modèle au décryptage possible de semblables propos enfouis dans la parole actuelle de l’Eglise. Il y a là les linéaments d’un déploiement de la doctrine, d’une maturité de la foi. Nous sommes finalement invités à passer à une réelle étape de croissance, impliquant des mues radicales.

Une présence, une grâce divine ④ mais pas n’importe laquelle, une présence avec intimité ⑤ qui est toute de gratuité ⑥. La tâche chrétienne, la vocation baptismale, consistant alors à révéler cette grâce originelle. Tâche missionnaire de maïeuticien, d’accoucheur de la grâce christique et non tâche de convertisseur par rapport au péché, entraînant une véritable réforme en profondeur de la conception du salut, de la christologie, c’est-à-dire de la lex credendi et par suite, seulement, de la lex orandi. Ce n’est pas le culte qui implique la foi mais l’inverse. Le mot tâche (vocation baptismale) étant préférable au mot mission par trop connoté historiquement.

Huit propos, huit propositions qui seront à développer (sans doute y en a-t-il d’autres), parce que convergeant vers ce que l’on peut considérer comme le fond spirituel chrétien que nous n’osons pas encore mettre en avant depuis Vatican II : L’émergence christique de l’Homme.

Tâche difficile, étape laborieuse à mettre en place ! Peut-être est-ce à cette difficulté que pense Christoph Theobald lorsqu’il écrit : « Vatican II nous offre en effet un ensemble de documents si étendu et si complexe (et non dépourvu de grandes tensions internes qui ont causé des malentendus) qu’il est logiquement difficile d’en appréhender le corpus et de le transmettre non pas comme une doctrine intemporelle mais comme une source pour agir aujourd’hui ; reconnaissons que nous n’avons pas encore réussi à le faire ». (p. 466).

Pourquoi n’avons-nous pas réussi à le faire ? Demandons-nous si ce n’est pas parce que nous n’avons pas su mettre l’accent, justement, sur l’émergence d’une expérience intérieure qui ne serait rien moins que l’expérience d’une nouvelle figure du Christ concernant, au-delà de chaque baptisé, tout Homme dans l’intimité de son identité.

Parler d’une pédagogie de la réforme comme le fait Christoph Theobald, très bien, mais ce que l’on attend surtout de connaître c’est le contenu de cette réforme, sa substance. Une pédagogie sans contenu serait comme une bougie sans flamme ou, pour « le moment présent », comme une ampoule sans électricité car, aujourd’hui, l’éclairage électrique donne à voir des choses que la bougie d’hier ne pouvait encore révéler. Christophe Theobald parle d’existence humaine revisitée (chapitre 6) mais ce qu’il faut revisiter c’est justement, in fine, la christologie comme une anthropologie et pas exclusivement comme une théologie. Cela ressort bien des huit point dénichés plus haut et nous introduit à une existence humaine revisitée permettant de dire l’Homme selon le Christ, c’est-à-dire l’Homme christien, le Christien.

S’il y a une urgence pastorale pour aujourd’hui elle ne consiste donc non pas tant à dire Dieu aux femmes et aux hommes de ce temps qu’à leur dire l’Homme, l’homo christianus. En effet si aimer l’Homme et aimer Dieu sont un seul et unique commandement, il faut aussi en arriver à exprimer, pour notre génération, pour le moment présent, que dire Dieu c’est parler de l’Homme et que dire l’Homme c’est parler de Dieu. Et cela va bien plus loin que nous ne pouvons l’imaginer. N’est-ce pas en tout cas ce que nous révèle Jésus Christ, pour nous vrai Dieu et vrai Homme, vrai Homme et vrai Dieu ? Affirmation de prime abord totalement incroyable !

A propos d’urgences pastorales, Christoph Theobald évoque au chapitre 9 une « ecclésiogenèse » mais il oublie justement de parler expressément d’une « christogenèse », ce que, cependant, il exprime entre les lignes dans les huit point énoncés plus haut. Il ne met l’accent que sur l’ecclésiogenèse alors que celle-ci, selon nous, ne pourra jamais voir le jour sans justement une christogenèse en amont. C’est le Christ qui détermine l’Eglise, la précède, pas l’inverse, un Christ qui est encore en genèse aujourd’hui, parce que tout n’a pas encore été compris et vécu de la figure du Christ intégral. Une figure préalable à une Eglise en genèse, elle aussi, dans le moment présent. Là également il est important de hiérarchiser, on ne peut en faire l’impasse.

Christophe Theobald mentionne à plusieurs reprises « l’autocommunication » et « l’autorévélation » de Dieu à l’Homme sans, malheureusement, développer ce que l’on devrait être en droit de comprendre sous ces termes, de découvrir par ces notions qui conduisent logiquement à la notion de « christien ». Il répète qu’il faut s’atteler à un travail d’interprétation mais nous aimerions qu’il précise que ce travail concerne particulièrement ce que l’on pourrait comprendre par « christogenèse ». Genèse qui pour l’étape de croissance où nous sommes, est celle des « christiens » eux-mêmes.

Pour que le lecteur arrive à intégrer cette genèse, il faudrait que Christoph Theobald développe de façon explicite ce qu’il mentionne par ailleurs également éparpillée dans son livre, à savoir « la grâce christique universelle », « la grâce du Christ » déjà répandue. Mentionner cette grâce comme il le fait de façon implicite, en passant, à la sauvette, comme un acquis, n’est nullement suffisant, alors que l’on pressent bien qu’est exprimé là quelque chose d’extrêmement neuf. Mais n’est-ce pas ainsi pour l’auteur une autre façon de rendre compte de ce sur quoi Vatican II met l’accent lorsqu’il y est question des « Semences du Verbe » ?

Encore faudrait-il que le bon peuple chrétien saisisse ce que signifient ces « semences », l’intègre, et que l’on ose lui mettre les points sur les « i ». Non pas tant à l’avantage du peuple chrétien lui-même, qui se satisfait bien trop souvent d’une pratique cyclique, très déiste, voire païenne, que, pour tous ceux qui, de loin, regardent ces rites comme des éléments religieux de « folklorisation ». Et les paroles qui accompagnent cette vie comme « in-audibles », in-sensées, quand ce ne sont pas des propos d’un niveau "bac moins cinq" en catéchèse qui ne peuvent nullement nourrir l’Homme, notre contemporain, en demande d’intelligence. Toute réflexion de fond sur la foi christique, telle que Christoph Theobald en parle est loin en effet de faire « tilt » y compris et peut-être surtout dans le clergé, comme nous le constatons avec effroi. Ce dernier regardant encore « en surplomb » les laïcs qui s’aventurent à vouloir en rendre compte. Comme si ce n’était là qu’un passe-temps, un gadget pour intellos désœuvrés. Nous venons dans ce paragraphe d’utiliser trois expressions qui reviennent également comme un refrain dans le livre de Christoph Theobald dans le sens où lui-même les emploie : folklorisation [p. 50, 53, 63, 97, 98, 191] ;
 in-audible (crise de crédibilité) ; en surplomb, surplombant.

Il ne faut pas se tromper d’urgence ! Nous avons à engendrer le Christ, dixit Benoît XVI (son dernier discours aux cardinaux), nous n’avons pas d’abord à engendrer l’Eglise et ses structures. La différence, la nuance est importante, même si l’on peut s’aventurer très vite à dire, pour retomber dans le prêt-à-croire de jadis, que l’Eglise et le Christ c’est tout un. Oui, bien sûr, mais dans la configuration des propos du livre de Christoph Theobald, dans sa mise en perspective, l’on comprend aussi que le Christ ce n’est pas que l’Eglise. Christ est aussi ailleurs. D’après l’auteur la nouveauté christologique est déjà présente dans la création, en attente en elle. Il ne reste, façon de parler, qu’à la susciter, la révéler, à la conduire à son achèvement pour notre temps. Pour le moment présent c’est le contenu, le fond qui manque le plus, pas le fond d’hier. L’urgence est essentiellement christologique.

Une première lecture rapide (540 pages quand même !) du livre de Christophe Theobald pouvait donner l’impression que l’on disposait déjà de tout sur le fond (qu’on le possédait, le maitrisait pour le distribuer) et qu’une nouvelle pédagogie (un nouveau vocabulaire) adaptée à ce fond ancien pouvait suffire, que l’on pouvait se contenter d’une nouvelle restructuration et pratique de l’être ensemble des baptisés pour faire du neuf audible, recevable. Non ! Il n’y a pas que cela dans ce livre. Il y a aussi, en sous-œuvre, tous les ingrédients nécessaires pour une intelligence renouvelée du Christ, pour une christogenèse inédite qui, malheureusement, n’y apparaît pas exprimée avec suffisamment de contours nets.

Ce n’est pas l’Eglise, son encadrement, ses moyens, ses activités (la prière), qu’il faut réformer par une approche pédagogique neuve mais le contenu même de la dynamique de la foi, en ce que celle-ci peut rendre compte d’une figure du Christ, passée jusqu’à présent sous silence. Certes Christophe Theobald effleure cette question lorsqu’il parle, par exemple, de conaturalité, reprenant les propos de François, mais ce n’est pas suffisant. Cette conaturalité mériterait elle aussi d’être largement explicitée. Qu’est-ce que l’on entend par-là ? Sinon cette invraisemblable conviction de la conaturalité passera elle aussi inaperçue, noyée dans le reste. Dans les propos de ce livre comme dans ceux de l’Eglise.

A la fin de son livre Christophe Theobald aborde la notion de « Pastorale de l’engendrement » afin que nous sortions de la « Pastorale de l’encadrement ». Une question se pose alors derechef à la suite de ce que nous venons de développer. De quelle pastorale de l’engendrement peut-il s’agir ? S’agit-il de faire émerger le Christ à partir de l’Eglise ou l’Eglise à partir du Christ ? Est-ce l’Eglise d’abord qui est à engendrer, qui est en genèse, ou le Christ ? Lorsque Benoît XVI dit que nous avons à engendrer le Christ ce n’est pas blanc bonnet ou bonnet blanc. A qui est-ce que notre pastorale doit in fine renvoyer ? A l’Eglise ou au Christ ?

Cette question se double alors d’une autre car Christophe Theobald parle de « L’engendrement d’une conscience chrétienne » (p. 487). Cet engendrement de la conscience du croyant « chrétien », cependant, ne dit pas encore ce qu’est l’engendrement du « christien », l’engendrement du Christ qu’il faudrait que chaque christien et tous les christiens ensemble réalisent.  Conscience du « chrétien » et engendrement du « christien » sont deux processus distincts, tout au moins deux étapes à distinguer pour une improbable, c’est-à-dire inimaginable intelligence et vision de l’identité chrétienne.

Sans doute Christophe Theobald a-t-il réussi à condenser sa pensée dans un paragraphe qui apparaît dans l’annexe 2. Il y dit : « Or, cette inversion « spirituelle » ou « mystique » du dynamisme et de l’orientation de la foi qui consiste à laisser Dieu lui-même faire œuvre d’engendrement, le Concile Vatican II la « « concentre » (Verbum breviatum) dans le mouvement de l’autorévélation (DV, 2) et de l’autocommunication divine (DV,6) : Dieu n’a qu’une seule chose à nous dire, un seul « mystère » à nous communiquer, c’est Lui-même, et Lui-même comme notre destinée. Ce mystère spirituel d’une absolue gratuité se manifeste quand nous découvrons Dieu comme étant caché dans ce qui est radicalement autre que Lui -l’univers et le don de la vie sous toutes ses formes incroyablement diverses et, surtout, quand, entrant dans une relation avec Jésus de Nazareth et les siens, nous accédons à son intimité même, au sein même de notre histoire et non pas en extériorité ni en surplomb. » (p. 512-513)

Ce passage devrait être mis en exergue dans son livre. C’est cela que nous aimerions voir mis en pleine lumière, développé, articulé au cœur de son propos, comme la véritable urgence pastorale décisive, en amont même du développement des réformes qu’il nous propose tout au long des chapitres de son livre. Certes tout y est déjà présent en sous-œuvre, comme nous avons essayé de le démontrer, mais caché, discret, noyé, sans que cela ne saute aux yeux du lecteur. Christoph Theobald nous entraîne sur une ligne de fracture sans vraiment encore oser la nommer et sans vraiment encore oser se situer lui-même.

 Il ne faudrait pas craindre cependant d’aborder frontalement cette exigence de vérité, cette étape décisive. En fait il faudrait que Christoph Theobald ajoute un nouveau chapitre à son livre, voire un second livre, pour « jouer » le Christ-révélation-de-l’Homme, cartes sur table, sans détours. Nous l’encourageons à cela, nous en avons tous besoin ! En tout cas cela s’avèrera hautement nécessaire en vue de la préparation du mois missionnaire que le pape François annonce pour octobre 2019. Un temps missionnaire pour convertir ? Non, un temps de révélation de l’Homme, une tâche christique de maïeuticiens. Au risque sinon de n’avoir rien à annoncer qui fasse sens dans un monde qui, ayant changé du tout au tout, ne peut plus se sentir interpellé par des propos qui, jusqu’à présent, étaient ceux d’une enfance religieuse de la foi chrétienne.
 

Alain & Aline Weidert, Chalvron-près-Vézelay, le 1 novembre 2017

Alors que notre texte était rédigé, La Croix publie le 3 novembre deux articles en vue de la réunion des évêques à Lourdes. « Quelle Église de France pour demain ? » et « Dans la postmodernité, c’est l’indifférence qui prévaut: l’Église nest plus centrale ». Dans le second article le père Henri-Jérôme Gagey exprime que le souci pour l’Église de France d’être audible pour ses contemporains doit précéder les questions de fonctionnement. Il exprime là ce qui depuis bien longtemps est la toute première de nos préoccupations.