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Auteur
Jacques NEIRYNCK

 

Daniel Marguerat, Vie et destin de Jésus de Nazareth, Seuil, mars 2019

Il ne s’agit pas d’une autre tentative de rédiger une biographie, tâche qui fut tant de fois entreprise et qui est impossible à réaliser par suite des divergences entre les écrits du Nouveau Testament, dépourvus de précisions de dates ou de lieux qui soient fiables.

L’auteur fut professeur à la Faculté de Théologie de l’Université de Lausanne, dont la tâche principale est de former des pasteurs pour l’Église réformée. Son livre transmet un exposé systématique de ce que les témoignages recueillis du passé permettent de peindre de l’action de Jésus de Nazareth. Depuis quelques décennies de nombreux travaux ont été publiés sur le sujet, dont l’auteur présente une synthèse.

Dans un premier chapitre, il relève de façon exhaustive tous les documents dont nous disposons, y compris les apocryphes dont il est un spécialiste. Ces derniers textes n’ont pas tellement bonne réputation parce qu’ils proviennent de courants dissidents du christianisme et qu’ils n’ont pas été retenus dans les écrits canoniques. Leur intérêt est de mettre en valeur la diversité originelle du christianisme loin d’être dans une unité dogmatique. Cette liberté fascine les protestants allergiques à tout centralisme.

Il parle ensuite des commencements, de la naissance hors norme de Jésus, sans doute à Nazareth et non à Béthléem. Les exégètes contemporains en déduisent le statut particulier de mamzer de Jésus, exclu de la norme du judaïsme : il n’est que le fils de sa mère et non selon la règle de son père. Ceci explique son célibat obligé et, plus tard, son souci obsédant des rejetés de la société juive, des pauvres, des impurs, des étrangers.

La vie de Jésus est déclinée sous ses diverses facettes : le guérisseur, le poète du Royaume, le maître de sagesse, sa vocation, ses disciples, sa mort. L’auteur ne fait pas l’impasse sur les difficultés pour un lecteur actuel, en particulier les miracles : les guérisons qui sont de l’ordre de la coutume car de nombreux thérapeutes œuvraient en Israël ; la revivification des morts, toujours évoquée dans la littérature de l’époque ; les prodiges comme la multiplication des pains. Marguerat insiste sur ce qui distingue Jésus de son contexte : ces miracles ne relèvent pas de la magie, mais ils sont une façon d’annoncer que le Royaume est déjà présent.

Les paraboles ne sont pas ces historiettes moralisantes, auxquelles tant de prêches les réduisent, mais un procédé de visualisation du Royaume en évoquant son mode d’emploi. Le maître de sagesse déborde les normes imposées par le clergé juif de l’époque. Il s’affiche avec celles et ceux que la morale codifiée réprouve. La question de la vocation de Jésus aborde la controverse sur sa divinité. L’auteur souligne que jamais Jésus ne dit ce qu’il était, mais qu’il réalise ce qu’il était.

La troisième partie de l’ouvrage est consacrée au destin de Jésus après sa mort et en particulier en la foi en sa résurrection. « Pâques ne fait pas du Nazaréen un dieu. » L’après Jésus « scelle l’approbation divine sur ce qu’il fut de son vivant ». La réception du message fut très variée : les Églises primitives se distinguent par leur capacité de produire des synthèses culturelles variées. Les empereurs Constantin et Théodose mirent bon ordre à ce foisonnement en alignant toutes ces variétés sur la norme d’une religion d’État.

Dans les deux derniers chapitres, Marguerat décrit la réception juive de Jésus, qui fut l’histoire pathétique d’une haine réciproque. Les Juifs soumis à un antisémitisme croissant se sont défendus et en ont payé le prix. La réception de l’islam fut plus nuancée. Jésus est formaté en un prophète qui aurait été le précurseur de Mahomet.

L’intérêt majeur de l’ouvrage est d’apporter le point de vue d’un théologien réformé, qui n’est pas lié aux dogmes catholiques : il ne parle donc ni de Trinité, ni d’Immaculée Conception, ni de Naissance virginale, ni d’Assomption. Chez les meilleurs théologiens catholiques, Kung, Moingt, Valadier, Bellet, Ringlet, on sent toujours un soupçon d’autocensure implicite. Celle-ci contourne les obstacles dogmatiques, qui mènent à une confrontation directe avec la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, souvent sanctionnée par l’interdiction d’enseigner et de publier. Marguerat démontre qu’il est possible d’interroger la foi en toute rigueur, sans présupposé, sans préjugé, sans interdit. Le message de Jésus apparaît mieux ainsi dans sa singularité essentielle. En s’affranchissant des mythes, en les décodant pour ce qu’ils sont, il lève des doutes et il approche au mieux de la vérité, qui est la norme ultime.

La lecture de Marguerat par un catholique a un effet décapant, comme si on restaurait un tableau, bien connu, couvert par les siècles de multiples couches de vernis qui éteignent les couleurs et qui brouillent les détails les plus significatifs. Si l’on accepte qu’il y ait plusieurs façons de vivre la foi du christianisme et qu’aucune ne soit supérieure aux autres, ce livre offre une synthèse de l’essentiel dans la perspective d’un œcuménisme réaliste où tous peuvent se retrouver.
 

Jacques Neirynck