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PP. Je suis prêtre dans un diocèse de Midi-Pyrénées, j’ai été ordonné il y a 51 ans.

Prenons les choses au départ…
Je suis né en 1937 dans une famille d’immigrés. Ma famille est arrivée en 1926 d’Italie : mes grands-parents et leurs trois plus jeunes garçons dans une fratrie de sept, dont celui qui allait devenir mon père et qui avait quinze ans à ce moment-là. Ils étaient sur une ferme de 40 hectares avec le statut de métayers. Les jeunes immigrés italiens étaient, la plupart du temps, trop pauvres pour qu'une famille française les accepte comme gendre ou belle-fille. Mon père est donc retourné en Italie, en 1936, pour trouver une épouse. Ce sera la voisine d'une de ses sœurs restée au pays. Il y revient en 1937 pour l'épouser et la ramener en France, et je suis né moins d'un an après. Je garde très profond en moi la marque de ces origines. En voici un petit exemple qui peut paraître anodin : on était métayers et on avait affaire à des patrons. Je ne me suis jamais adressé à eux qu'en les appelant « patronne » ou « patron ». Si bien que longtemps après avoir quitté la propriété, j'ai eu beaucoup de mal à les appeler autrement. Il m'a fallu du temps pour leur donner du monsieur ou madame. Je dis cela – ça a l’air d’un détail, mais pas du tout –, ça a marqué ma vision du monde. Surtout si on y ajoute que nous vivions dans une maison sans confort : pas d'eau courante, les sols en terre battue, le fumier devant la porte. Je crois que ma mère acceptait mal cette situation, plus mal que mon père qui travaillait beaucoup sans se préoccuper de la maison : on leur piquait la moitié du fruit de leur travail, c’était cela le métayage. Difficile de voir ma famille travailler dur, sans horaire, sans congé, sans rien et, au bout du compte, on arrivait juste à vivre... Et donc, je pense que dans l’idée de mes parents, lorsque le curé du village est venu leur demander : « Est-ce que vous accepteriez que votre fils rentre au séminaire ? », ils y ont vu une opportunité pour moi de sortir de leur situation de pauvreté.

Tu avais des frère et sœurs ?
Oui, mes parents ont eu quatre enfants dont je suis l'aîné. Nous ne sommes plus que deux : nous avons perdu une sœur à l'âge de 5 mois et un frère à l'âge de 16 ans.
Je disais donc que mon entrée au séminaire a certainement dû apparaître à ma mère et à mon père comme un ascenseur social inespéré. Ayant obtenu leur aval, le curé m'a posé la question : « Voudrais-tu rentrer au séminaire ? » Je ne me souviens pas d'avoir manifesté auparavant des désirs ou des intentions de ce côté-là, mais j'ai répondu oui. Si bien que lorsque, quelques jours après, en fin d'année scolaire, mon instituteur m'a proposé, lui aussi, d'entrer en sixième au collège proche, je n'ai pu que lui répondre que c'est ce que j'allais faire, mais au séminaire.
Voilà ! À la rentrée suivante, j'ai donc pris le chemin du petit séminaire d'A. avec l’impression de rentrer dans, comment dirai-je, un monde à part, un monde fermé qui m’a coupé brusquement et complètement de mes racines. Quand je revenais en vacances, je n'avais plus ce contact avec mes anciens copains d'école. Dès que l'on rentrait au séminaire on devenait « un futur prêtre ». Même en vacances, il fallait aller à la messe tous les matins. Nous étions – je dis « nous » parce que nous étions plusieurs séminaristes sur une paroisse rurale de 1500 habitants – déjà entrés dans un autre monde. Sans compter le décalage culturel. Je n'avais jamais vu un livre chez moi, à part celui que l'on m'avait offert pour ma communion solennelle, « Un Poney des Rocheuses ! » de je ne sais quel illustre inconnu, et voilà qu'il fallait apprendre le latin et le grec, et plus tard la culture classique qui n'appartenait pas du tout à l'univers de ma famille. Je dois dire pourtant que, bon élève, je me suis très vite adapté et intégré. Je ne me souviens pas d'avoir trop souffert de la rupture, même si encore une fois, elle a été brutale : être coupé de ses parents, ne les revoir que tous les trois mois pendant huit jours, à Noël et à Pâques, ce n'était pas facile à vivre. On ne partait en famille que le lendemain de la fête. Et même pendant les vacances d'été, le séminaire organisait un camp de trois semaines. On peut dire qu'on nous a volé notre enfance même si, encore une fois, je crois l'avoir supporté à ce moment-là sans trop de mal.

Tu travaillais bien en classe?
Oui je travaillais, et je réussissais bien !

Et tes parents ?
Mes parents habitaient G. à 60 kms… Ils pouvaient me rendre visite seulement toutes les trois semaines : ma mère venait par le car, et je pouvais passer quatre ou cinq heures avec elle.

Des parents fiers ?
Oui, des parents fiers mais pas du tout du genre à le manifester. C’était normal que je travaille bien, que je sois premier de la classe, mais pas du tout de retour de félicitations ; on pouvait deviner qu’ils étaient contents, mais ils ne le montraient pas… Ah ça, non !

Tu peux retracer ton parcours ?
Le petit séminaire durait 6 ans, de la sixième à la première et il se terminait, en fin de première, par la prise de soutane ; mais, dès le début, ainsi que je l'ai déjà dit, on nous répétait que nous étions de « futurs prêtres ». J'ai donc suivi la filière sans trop de questions et à 18 ans, je me suis retrouvé avec une soutane sur le dos.
Lors de mon passage au grand séminaire, je me souviens d'une discussion avec mon « directeur spirituel », c'est ainsi qu'on nommait le prêtre que nous choisissions parmi nos profs comme guide et conseiller : « Écoutez, je réalise après coup ce que signifie porter une soutane, mais j'estime qu'on ne nous a pas beaucoup aidés avant à comprendre le sens de ce que nous faisions et le choix que cela implique... » Je ne me souviens pas, par contre, de sa réponse.
Ce que je sais, c'est que dans cet univers clos du séminaire – même au grand séminaire le règlement interdisait toute sortie, ainsi que la lecture des journaux ou l'écoute de la radio, et la télé n'existait pas –, on pouvait se laisser porter par le mouvement, jusqu'au bout de la filière. Est-ce à dire que nous étions complètement conditionnés ? Si c'était le cas, quatorze de mes camarades, sur les seize qui étaient rentrés en sixième en même temps, n'auraient pas quitté le séminaire avant l'ordination. On ne voyait pas d'ailleurs d'un bon œil que nous gardions des contacts avec eux…
Pourtant je crois que cet enfermement – en tous cas, c'est le souvenir que j'en garde – finissait par engendrer une certaine vision du monde et une certaine vision de notre mission à venir. La théologie qu'on nous enseignait datait du Concile de Trente, sauf en exégèse. Pour faire bref, le monde extérieur était le domaine du règne des ténèbres et notre mission était d'aller le sauver.
Heureusement que malgré ce côté négatif, la formation reçue, autant intellectuelle que spirituelle, m'a permis de faire la rencontre du Christ et de son Évangile. Cela a été pour moi fondamental et décisif. Je trouvais qu'il y avait dans le message de Jésus assez de lumière pour avoir envie de la partager et de la communiquer. Bien sûr, étant donné ce que je viens de dire de la conception du monde qui était la nôtre à ce moment-là, cela n'allait pas sans un certain esprit de conquête ou de reconquête. Nous étions marqués par l'Action Catholique, en pleine expansion dans les années cinquante, qui nous faisait chanter : « Nous referons chrétiens nos frères » !
Ma période de grand séminaire a coïncidé presque exactement avec la guerre d'Algérie. Au moment de partir au service militaire, on ne nous a guère préparés à affronter la situation du point de vue politique, mais, par contre, on nous recommandait d'être des témoins et de faire état, à tout moment, de notre identité de séminariste.

Tu as donc fait le service militaire. Après la philo ? À quel âge ?
Oui, après la philo et un an de théologie Je devais avoir 21 ans. J'ai été incorporé à Blois au 5e RI. Nous nous sommes retrouvés une dizaine de séminaristes dans la même caserne. On se retrouvait tous les dimanches. Où ? Au grand séminaire ! On ne risquait pas de se perdre ! Cela ne m'a pas empêché de nouer, très vite, des liens forts avec mes camarades de section. Ça a été aussi pour moi une expérience fondamentale qui ne cessera de s'approfondir tout au long des 28mois de mon service militaire. Dans ma chambrée où on avait regroupé des jeune susceptibles de devenir officiers en raison de leur niveau d'études, il n’y avait pas de chrétiens et pourtant je me suis senti… allez, « frère » je vais dire ; bien avec eux, voilà ! Ce fut une prise de conscience très forte que nous étions proches, qu'ils n'avaient pas besoin d'être « sauvés » (enfin, pas plus que moi!), que nous étions du même peuple, pétris de la même argile. Mes copains ne m'avaient donc pas attendu pour donner du sens à leur vie !

Tu as passé tout le temps à Blois ?
Non. J’ai passé 14 mois à Blois et 14 mois en Algérie. Mais du point de vue de cette perception des choses, l’Algérie n’a fait que renforcer l’idée qu’on était de la même humanité, qu’il n’y avait pas des gens qui étaient des éclairés d’un côté et les autres qui vivaient dans les ténèbres extérieures. Voilà !

Tu peux dire quelque chose de l’Algérie ?
En Algérie, j’ai été d'abord dans le bled : Gouraya (quelque part entre Oran et Alger, sur la côte). J’ai connu les « opérations de ratissage » pendant 4 mois et ensuite j’ai été muté à Alger au service de la Préparation Militaire. Donc je n'ai pas connu de grandes épreuves comme certains qui étaient au combat. Je n'ai pas connu d’épisodes trop difficiles.
J'ai été libéré fin 1960 et j'ai retrouvé le séminaire en même temps que plusieurs camarades qui rentraient aussi d'Algérie.

Donc en 2e année de théologie ?
Oui, le cours des études reprenait, avec la différence que nous étions devenus plus adultes. Mais la vie au séminaire, elle, n'avait pas changé : toujours pas de journaux, pas de radio. Une fois par semaine, un professeur venait nous entretenir de ce qui se passait dans le monde, et bien d'autres choses qui nous paraissaient désuètes. Alors bien sûr, nous avons commencé par enfreindre certaines règles. Je me souviens que nous achetions l'Express en douce pour y lire le billet de François Mauriac. Et puis nous avons décidé (nous avons été sept signataires) d'écrire une lettre ouverte à nos professeurs pour leur dire notre façon de voir les choses. Cette lettre est immédiatement remontée à l'évêque qui est venu nous rappeler à l'obéissance, mais le message avait fait son chemin : on a pu, enfin, avoir accès à un journal quotidien et à la Croix quotidienne. Bien petite victoire pour des hommes de 23-24 ans qu'on considérait comme des mineurs.
Voilà ! En plus de l'ancrage de ma vie dans la foi en Jésus-Christ, la fin de mon séminaire a été marquée pour moi par deux convictions : d’une part, la perception que les gens à l’extérieur ne nous attendaient pas et que si notre objectif c’était de repartir à la conquête, on se plantait ; et d’autre part, la volonté de rester, par une sorte de fidélité têtue, fidèle au milieu dont j’étais issu. C'est ainsi que le jour de ma première messe, à M., j’ai proclamé haut et fort que j’étais fils d’ouvrier agricole, un peu pour protester contre une opinion assez répandue selon laquelle, si on devenait prêtre, c’était finalement pour trouver une situation confortable et peu soumise aux aléas de l’existence. J’ai toujours revendiqué très fort cette appartenance-là, avec l’idée qu'il fallait que je reste de ceux-là !

Tu n’as jamais remis en question le fait que tu allais devenir prêtre ?
Pas vraiment. Par contre, ce que j'ai remis en cause, ce sont les motivations pour le devenir. La raison pour laquelle je suis un jour rentré au séminaire est complètement aléatoire, en tout cas à vues humaines : si mon instit était passé avant le curé, sans doute aurais-je eu une carrière d'enseignant. C'est surtout au grand séminaire, au cours de ma formation et de mon expérience des 28 mois de service militaire, que s'est approfondie en moi la découverte de Jésus et de son Évangile, avec la conviction que cela valait le coup de consacrer sa vie à le faire connaître. En tous cas, pas dans un esprit de conquête. Il était primordial pour moi de rester « à hauteur d'homme ». En aucun cas, je ne voulais me situer en surplomb.

Tu as donc été ordonné ?
Oui, le 29 juin 1963, le jour de la St Pierre. Entre parenthèses, j'étais seul à être ordonné prêtre cette année-là.
Et quelques jours après, je suis reçu par mon évêque qui s'enquiert du type de ministère que j'envisageais : « Qu’est-ce que vous souhaiteriez ? » ; et, dans la foulée, il me propose d’entrer à l’Institut Catholique de Toulouse pour faire une licence de français ! Pour illustrer ce que je viens de te dire il y a un instant, je me souviens très bien de ma réponse : « Monseigneur, je ne suis pas devenu prêtre pour être prof de français ! » Je crois avoir ajouté : « À la limite, si vous voulez, j'accepterais de faire de la théologie. »
Moyennant quoi j'ai été nommé vicaire et aumônier de lycée à C., à 15 kms de mon village natal. J’ai gardé cette fonction de 63 à 72, vicaire avec un ministère paroissial ordinaire et un ministère auprès des jeunes, assez lourd – pas lourd au sens où ça m'aurait pesé – mais à l’époque, j’entrais dans le lycée, j’allais dans les classes et donc j’ai pu avoir jusqu’à 25 heures de présence par semaine, en passant d’une classe à l’autre. Donc, il y avait le contact avec les jeunes, mais aussi le contact avec les profs qui ont fini, pour la plupart, par me considérer un peu comme un collègue, même si je n'avais pas leur statut. Sauf le jour du match de rugby profs-élèves, à la fin de l'année scolaire, où je jouais bien dans l'équipe des profs !

Tu étais en soutane ?
J'y suis rentré en soutane, je me demande encore comment, mais j’ai tenu 15 jours ! Après, j’étais en civil et ça a scandalisé la proviseure, qui était une catho bon chic bon genre, qui pratiquait et donc elle n’a pas beaucoup apprécié de me voir arriver un jour en péquin ! Par contre, j'ai toujours eu un bon contact avec les jeunes et les profs pendant les 9 ans de ma présence au lycée. Ce qui m'a toujours paru important avec les jeunes, c'est de me situer dans une pastorale de la proposition. En aucun cas, je ne pouvais faire appel à un quelconque argument d'autorité. D'autorité, je n'avais que celle de l'authenticité de ma parole et de ma proximité avec leurs propres questions. Dans la perspective de la JEC (Jeunesse Etudiante Chrétienne), je les invitais à prendre en charge leur vie et leur milieu en assumant des responsabilités concrètes, par exemple celle de délégué de classe, ou celle de la réalisation et la diffusion d'un journal. Cela m'a valu, une fois ou l'autre, de connaître quelques épisodes tendus avec la direction de l'établissement.
Mais nous étions dans la mouvance des années 60 et de 1968. Il était sans doute plus facile que ce ne l'est devenu de motiver des jeunes et de les engager à préparer l'avenir, pour certains au nom de leur foi, mais pour tous avec la volonté de construire ensemble un monde meilleur.
En même temps que ma tâche d'aumônier, j'assurais un service paroissial. Le curé de l’époque était un archiprêtre très donné à son ministère, mais dont la première option pastorale était de sauvegarder les 2 écoles catholiques qui étaient sur la paroisse. Toutes les finances y passaient. À part cela, il y avait vraiment chez lui une volonté d'annoncer l'Évangile. Mais cela se faisait dans un climat très conflictuel entre le clan des « laïques »* et le clan des curés ! Il existait une rivalité très forte entre l’Amicale laïque et le Patronage paroissial. Les 3 vicaires que nous étions avons tenté de dépasser ce clivage et c'était parfois une occasion de mésentente avec notre curé...

3 vicaires ?
Oui… 3 vicaires, plus un autre prêtre qui habitait en ville. Sur ce même secteur qui regroupe 20 000 habitants (40 clochers) et où j'interviens encore en service paroissial, nous étions plus de 20 prêtres, il y a 45 ans. Il n'y a plus, avec moi, qu'un curé desservant et il vient du Bénin.
En 1971, au moment où l'archiprêtre dont je viens de parler a démissionné, nous nous retrouvons à 6 prêtres sur le bourg central qui compte 8 000 habitants. À l'époque, on parlait d'équipe sacerdotale et nous exercions notre ministère solidairement avec le responsable de l'équipe qui n'avait plus de titre d'archiprêtre. Le Concile est passé par là.

Le Concile ?
Oui, devenir prêtre en 63, c'est forcément avoir été marqué par le Concile, particulièrement s'agissant du rapport de l’Église et du monde et la place du ministère sacerdotal. Si on y ajoute les événements de Mai 68, que j'ai vécus au milieu des jeunes au lycée, cela marque, forcément. Je pense que j’ai été fabriqué un peu par tout ça, et par ce que j’étais avant aussi. Donc cette équipe arrive : on essaie ensemble, dans la perspective de Vatican II et du bouillonnement qui a suivi, d’élaborer un projet pastoral paroissial. Le responsable de l’équipe (on ne l'appelle plus doyen ni archiprêtre !) était en contact avec les Équipes Associées à la Mission de France et nous a proposé d’en faire partie. Il s'agissait d'équipes pastorales de prêtres diocésains qui partageaient les options de la Mission de France. Nous voilà donc Équipe Associée à la Mission de France, reconnue comme telle par notre Évêque. Il y en avait une autre dans le diocèse, avec des rencontres régulières au niveau de la région. On se retrouvait donc à B. pour partager la réflexion de la Mission de France.

Qu'est-ce que cela a modifié dans votre pratique pastorale ?
Je rappelle que nous étions 6 prêtres sur un territoire de moins de 10 000 habitants. Parmi nos priorités, ont figuré immédiatement la place que les laïques devaient prendre, l'attention à ceux et à celles dont nous étions loin, et particulièrement aux plus défavorisés, ainsi que la volonté de briser le clivage « laïques-curés »*. Nous voulions faire vivre une communauté paroissiale ouverte à tous dans la perspective de Gaudium et Spes. Dans cette perspective, nous avons décidé que l'un d'entre nous chercherait un travail salarié et je me suis immédiatement porté volontaire. Un de mes confrères nouvellement nommé me remplacerait comme aumônier du lycée. Nous avons soumis un projet écrit à notre évêque qui l'a avalisé. Dès septembre 72, je me suis donc mis à la recherche d'un travail et j'en ai rapidement trouvé un, comme manœuvre puis OS, dans une usine de menuiserie industrielle de plus de 200 ouvriers. À partir de là a commencé pour moi une vie de prêtre-ouvrier même si j'ai continué à exercer mon ministère ordinaire dans la paroisse, sur le territoire de laquelle l'usine où je travaillais était implantée. J'ai tout de suite eu un bon contact avec mes camarades de travail et je me suis senti à l'aise dans mon bleu de travail. Une petite anecdote restée gravée dans ma mémoire : un soir, alors qu'avant la débauche, nous étions en train de balayer le tas de copeaux accumulés au cours de la journée autour des machines, un jeune, embauché après moi, s'approche et me dit : « Il paraît que vous êtes curé, vous ? » Sur ma réponse affirmative, il me rétorque : « Je n’aime pas les curés ! » Et, bien sûr, nous sommes devenus amis et avons milité ensemble dans le syndicat CGT qui n'a pas tardé à se constituer à l'initiative de l'Union Locale CGT. Je n'ai pas eu à trop réfléchir sur le choix d'une orientation syndicale. Il n'y avait pas d'autre organisation. J'ai donc pris ma part d'engagement avec les copains et j'ai rapidement été élu délégué du personnel et membre du Comité d'Entreprise. Jamais cet engagement ne m'est apparu comme contradictoire avec ma mission de prêtre.

Comment cela a-t-il été perçu dans la paroisse ?
Pas toujours de façon très positive. Dans le milieu pratiquant, la CGT, c'était le PC et le PC, c'était le diable. D'où une certaine incompréhension quelquefois difficile à vivre. Le soutien de l'équipe sacerdotale m'a été d'un grand secours ainsi que l'accueil de mes copains de travail par lesquels je me suis toujours senti reconnu. On m'avait appris que le prêtre devait être l'homme de tous et en plus, par tempérament, je n'aime pas les conflits. Or j'ai eu à en vivre. Participer à des luttes syndicales, des grèves, des réunions houleuses, ne m'a pas été facile. Il a fallu faire des choix et accepter les affrontements. Cela a pu créer quelques situations cocasses, telle cette entrevue en délégation syndicale à la Sous-Préfecture, où le Secrétaire Général me donnait du « Mon Père », alors que j'étais en bleu de travail ! S'opposer, combattre, cela ne fait pas partie de la culture cléricale et je devais m'en justifier à mes propres yeux : c'est là que j'ai dû puiser dans le message évangélique des raisons de choisir, d'agir et de persévérer.

Cette expérience a duré longtemps ?
Hélas non ! Tout de suite après le premier choc pétrolier, dans les années 74-75, la crise s'est fait sentir. Nous étions une variable d'ajustement par rapport à une « usine-mère » située en Alsace. Et c'est donc nous qui avons supporté le choc : il a commencé par 70 licenciements et il se terminera par la fermeture de notre usine en 1984. Pour ma part, en 77, après cinq ans de présence, constatant que la situation se détériorait de plus en plus, j'ai demandé à partir en formation dans le cadre de l'AFPA. Cela exigeait de ma part que je démissionne, ce que je me suis résigné à faire avec la promesse de mon employeur de me reprendre à la fin de la période de formation. C'est ainsi que j'ai obtenu, après sept mois à l'AFPA de Tarbes, un CAP de menuisier. Mais – et j'ai envie de dire : bien sûr – on n'a plus voulu de moi à l'usine.

Et alors ?
Un de mes anciens camarades avait trouvé du travail chez un artisan menuisier à 20 kms de mon domicile et le patron embauchait. Me voilà donc au travail dans une petite entreprise de 5 ouvriers située dans un petit village en milieu rural. Inutile de dire que cela ne ressemblait pas du tout à l'usine. Ambiance plutôt familiale, on mangeait chez le patron à midi ! Mais plus de convention collective, plus d'horaires précis, plus de syndicat ! Par contre, le travail à effectuer y était cent fois plus intéressant. Et c'est là que j'ai fini d'apprendre le métier. C'est là que j'ai fait l'expérience très gratifiante de l'acte de fabrication qui va de la matière première à l'objet fini : j'ai eu la satisfaction de réaliser des meubles et des escaliers. Nous étions 2 ou 3 en atelier, les autres travaillant à la pose. Assez vite, un contact humain plus large a commencé à me manquer. J'étais parti au travail pour rencontrer des gens et là, je n'en voyais pas beaucoup. Mais puisque je maîtrisais maintenant le métier, je me suis mis à chercher un emploi dans le secteur médico-social comme moniteur d'atelier en menuiserie. En novembre 81, j'ai ainsi été embauché dans un Institut Médico-Professionnel qui accueillait des déficients intellectuels légers ou moyens. Cette fois, c'était à 120 kms de chez moi, en Haute Garonne. J'ai donc dû trouver un logement sur place et j'ai continué à rentrer tous les week-ends pour assurer le service paroissial avec mes autres confrères, dont le nombre est tombé rapidement à quatre puis à deux.

Tu changeais complètement de milieu…
C'est le moins qu'on puisse dire ! Ce que je peux préciser d'entrée du point de vue du ministère de prêtre-ouvrier, c’est que si à l’usine de menuiserie industrielle, puis dans l’entreprise artisanale de menuiserie près de chez moi, le fait d’être prêtre avait un impact particulier, du fait de l’écart, au moins dans l’esprit des gens, entre le statut social de prêtre et le fait d’exercer une profession manuelle à leur côté, je pense que dans le milieu médico-social, la présence du prêtre-ouvrier que j'étais – puisque ça s’est su petit à petit – n’a pas suscité un quelconque intérêt particulier. Et cela d'autant plus que l'Association qui gérait l'établissement (Les Pupilles de l'Enseignement Public) émanait du milieu de l'Éducation Nationale, l'Inspecteur d'Académie en étant statutairement le président, avec une conception de la laïcité assez stricte.
J'ai passé là 19 ans, jusqu'à ma retraite en 2000. Il ne s'agissait plus de transformer la matière, de « fabriquer », mais d'aider des jeunes en difficulté à grandir et à se construire. Le travail en atelier devenait un moyen au service de cet objectif. Il a fallu que je fasse l'apprentissage de la patience, d'une pédagogie adaptée, du travail en équipe avec les multiples acteurs qui interviennent dans ce genre d'établissement. En plus de cet engagement professionnel, j'y ai retrouvé l'engagement syndical dans un environnement de plus de 100 salariés et j'ai eu de nouveau à y assumer plusieurs mandats de délégué du personnel et de membre du Comité d'Entreprise. Ce fut aussi une occasion supplémentaire de découvrir que les valeurs humaines et évangéliques sont vécues dans des milieux totalement étrangers à l’Église. J'ai passé là, presque 20 ans, avec le sentiment d'y avoir ma place et d’être bien dans ma peau, jusqu'à mon départ à la retraite.

Au terme de ces expériences professionnelles, qu'as-tu envie de dire du ministère de prêtre-ouvrier ?
Réfléchir sur l’ensemble de cette expérience pour dire ce que représente pour moi le mot « ministère de prêtre-ouvrier », c’est compliqué. Au départ, plutôt que de parler de théorie, ce qui m’a toujours animé et motivé – je l'ai déjà dit –, c’est que le message évangélique avait du sens pour aujourd’hui, que ça valait le coup de le faire connaître. Mais en même temps, jamais en obligeant les gens, jamais en se tenant au-dessus, jamais en parlant de loin. Donc dans le ministère tel que je l’ai vécu, une de mes premières préoccupations a été de rester d’une part fidèle au milieu d’où je venais et d’autre part à m’approcher le plus possible des gens. En cela – c’est peut-être orgueilleux –, je crois pouvoir faire référence à ce qu’en milieu chrétien, nous appelons l’incarnation. Jésus s’est approché. Jésus s’est fait l’un de nous. Donc la première des choses à faire, c’est certainement celle-là. Sans volonté de conquête. Avant même de penser qu'on a quelque chose à leur dire, quelque chose à leur annoncer, la première des choses à faire, c’est de se tenir près d’eux, de les rejoindre là où ils vivent, pour partager leur existence et ne pas se considérer comme à part ou comme une élite. D'ailleurs, c'est la vocation de tout chrétien.
Quant au ministère de prêtre, je ne sais pas trop répondre… Ce que je sais – ça doit ne pas être un hasard –, c'est que j’ai continué toute ma vie à exercer un ministère ordinaire, en paroisse. Et ce qui m’a toujours intéressé, plus que la célébration du culte au sens de sa dimension sacrale, ce que j’ai toujours privilégié, c’est plutôt l’annonce. J’ai toujours aimé faire des homélies, essayer d’exprimer, à partir de ce que je vivais, la façon dont je recevais le message et dont je pouvais le traduire pour les hommes d’aujourd’hui. J’ai souvent eu des retours dans ce sens de gens qui me disent : bon, on sent que vous ne vivez pas hors du monde, que vous parlez à partir de ce que nous expérimentons tous dans notre vie.
Donc voilà, je ne sais pas ajouter grand-chose. Je crois que cela a été important pour moi d’avoir un endroit pour parler, parce que dans le milieu professionnel, on ne parle pas, même si on parle quand même par sa façon de vivre. Ce n'est pas par hasard si nous, les prêtres-ouvriers, on s’est retrouvés tous dans notre milieu professionnel, engagés, dans des organisations syndicales ou autres. On y a vu un moyen de dire quelque chose du message qui nous habitait.

Au cours de ton parcours, as-tu repéré des seuils, des passages que tu aurais franchis ?
Il faudrait que j’y réfléchisse, mais je n'arrive pas à distinguer à première vue… Je parlerais plutôt d'une conviction qui est allée en se renforçant particulièrement ces dernières décennies, parce qu’on est en train de voir, peut-être, renaître une Église qui est dans l’affirmation identitaire et ça, ça me fait peur. Je ne me sens pas du tout en accord avec cette façon d’être. Cela je l’ai écrit dans une réponse à un questionnaire qu’avait fait circuler Mgr Dagens, au moment où l’épiscopat français se préoccupait du rapport entre l’indifférence religieuse et la visibilité de l’Église. Je sais que je lui ai répondu : est-ce que la question c’est d’être visible, ou d’être signifiant ? On peut être visible et insignifiant. La visibilité ne suffit pas pour être lisible. Donc il me semble que pour nous les prêtres-ouvriers, et pour ma part j’ai partagé cet idéal, cette perspective de rendre non seulement visible, mais surtout lisible, le message de l’Évangile dans le monde d’aujourd’hui et plutôt du côté des pauvres. Ce n'est pas par hasard qu’on s’est retrouvés à travailler en usine. Avant de contacter mon premier employeur, j’avais vu quelqu’un de la commune et je lui avais demandé s’il y avait des embauches à la voirie municipale. Cela avait complètement scandalisé la dame que j’avais eu au bout du téléphone : « Mais enfin, Mr l’abbé, ce n'est pas un métier pour vous : vous allez vous salir les mains »… Non, je ne crois pas que j’ai progressé parce que ça a été toujours chez moi quelque chose de réflexe que de rester « auprès ». Des fois je me dis qu'il peut y avoir de la faiblesse dans cette posture, la peur de se distinguer, de se mettre en avant, qui peut consister à vouloir se noyer dans la masse. Peut-être y avait-il de cela… Je me suis toujours senti proche des gens. À l’armée, j’avais fait les EOR (École des Officiers de Réserve). Au terme de la formation, c'est moi qui ai obtenu la note de « cote d’amour » la plus faible parce que le fait de commander ne m’intéressait pas. Peut-être était-ce une faiblesse. J’ai toujours préféré rester avec le commun du peuple, plutôt que de gravir les échelons.

Crois-tu qu'il y ait un avenir pour ce type de ministère ?
C’est une question. Est-ce que ce ministère de prêtre a de l’avenir ? Là je ne sais pas. Je te le disais tout à l’heure en aparté : dans les années qui ont précédé le concile, l’image du prêtre dans la tête des gens, c'était quand même un peu celle d'un homme séparé, d'un homme à part, l’homme du sacré, l’homme qui a des pouvoirs divins, en tous cas d'un notable. Et que cet homme quitte sa sphère pour aller partager la vie des gens ordinaires, c’était quelque chose de très marquant pour le moins. Cette image-là, dans notre société sécularisée, n’existe plus. Le prêtre, ce n'est plus du tout un personnage qui viendrait de haut, de loin, d’ailleurs. Je ne sais pas comment se pose aujourd’hui la question. Ce que je crois, et ça définitivement, c’est qu’en aucun cas le message de l’Évangile ne peut s’énoncer de haut et de loin. Ou alors il ne sert à rien, c’est du vent… Il faut absolument – mais pas forcément chez tout le monde de la même façon – que les actes viennent appuyer les paroles.
On vient d'entendre, il y a peu, les discours du pape actuel, c’est magnifique. On ne peut pas lui demander, à lui qui va à Lampedusa, de vivre personnellement l’expérience des exclus, des immigrés. Mais sa parole prend du sens dans la mesure où elle est ensuite reprise et vécue dans l’Église, pas seulement au niveau des prêtres mais au niveau du peuple chrétien. Sinon elle risque d’être une parole qui vole haut, sans jamais s’incarner. Je crois que le mot central, c’est la marque de la foi chrétienne, c’est que Dieu s’est fait proche, s’est fait l’un de nous. Et donc tout être humain qui veut porter témoignage de ce Dieu-là, il ne peut le faire qu’en suivant le chemin de Jésus de Nazareth. Oui, en mettant ses pas dans ceux du Christ et le Christ est allé au plus bas….Hier c’était la fête du Christ-Roi ; je n’ai pas pu m’empêcher de dire dans l’homélie qu'en aucun cas le « règne de Dieu » ne pouvait s'imposer, ni dans la démonstration de force, ni avec des moyens de puissance. Il peut y avoir ce genre de tentation actuellement dans un certain islam et l’Église n'y a pas toujours échappé non plus dans l'histoire. J’ai peur que l’on revienne vers cela : il se pourrait que la tentation renaisse. Ça n’a pas été du tout mon chemin, ça n'a pas été le chemin des prêtres ouvriers. Voilà !

« Le Christ nous demande de le recevoir comme roi, dans nos cœurs », je ne sais pas qui a dit ça. C'est comme cette Parole de St Augustin : « Le Christ était un roi qui donne aux hommes le pouvoir de régner. » (Sermon sur St Jean)
Oui, mais il y a plusieurs façon d'interpréter cette phrase. Cela peut évoquer une certaine représentation du ministère sacerdotal dont il me paraît qu'elle est en train de renaître : le prêtre, c’est celui qui a des pouvoirs, celui de célébrer l’Eucharistie, qui a le pouvoir de pardonner les péchés. Définir le ministère sacerdotal en termes de pouvoirs, il me semble que c’est un contre-sens, puisque c’est d’abord un service. À savoir un service de qui et pourquoi ? Dans la période qui a suivi la deuxième guerre mondiale, ce moment où l'homme a fait plus de découvertes que pendant des siècles auparavant, où la classe ouvrière a conquis des droits nouveaux pour les travailleurs, où l'humanité semblait promise à un avenir de paix et de fraternité, il était important que l’Église se rende solidaire de ce monde-là. C'est ce que les prêtres-ouvriers ont voulu signifier par leur présence. D'autres qu'eux l'ont fait par d'autres voies mais ces voies ne sont jamais du côté du pouvoir.

Et dans le monde de maintenant, quel est le message essentiel que doit transmettre l’Église ?
Je viens de faire allusion aux trente glorieuses. L'horizon y paraissait largement ouvert et le concile Vatican II porte dans ses textes toute la vision optimiste de cette période. Mais depuis une trentaine d'années cette vision s'assombrit. Je ne sais quel chanteur a sorti récemment un CD dont le titre est « L'inespoir » ! Tout un symbole ! S'il y a un message que l'Église doit porter aujourd'hui, il doit être de redonner de l'espoir et de la confiance en l'avenir, pour ranimer l'espérance. C'est, modestement, ce dont nous avons voulu témoigner, nous les prêtres-ouvriers : croire en Dieu, c'est aussi croire en l'homme. C'est croire que l'humanité est habitée par une Présence et que cette Présence nous empêche de désespérer. Nous disons cela comme un acte de foi qui dépasse les apparences. C'est vrai que cela paraît un peu déraisonnable humainement parlant, mais nous osons croire que le monde, l'humanité, l'histoire et chacun de nous allons vers un accomplissement, un achèvement de la création. Il y a des périodes plus sombres que d'autres – et peut-être en vivons-nous une actuellement – où cette espérance est difficile à garder. Dans ces circonstances, la présence de chrétiens et plus particulièrement de ministres ordonnés, dans le peuple, au plus près de la base et des pauvres de ce monde, peut donner le signe que la porte reste ouverte sur l'avenir.


* À la relecture, Paul tient à l'orthographe "laïque" qui, dit-il, « dans notre Sud-Ouest radical socialiste du XXe siècle, indique une laïcité de combat face à un cléricalisme ambiant et qui s'alimentaient mutuellement.