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Auteur
Patrick ROYANNAIS


Dimanche 1er août 2021 – 18e dimanche du temps ordinaire – Jn 6, 24-35

Il y a plus de vingt ans, le rabbin Marc-Alain Ouaknin faisait parler le récit de la manne (Ex 16). Dans le désert, les fils d’Israël mangent du Mann hou ?, du qu’est-ce-que c’est ? Le qu’est-ce-que-c’est ?, le quoi ?, est la nourriture humaine au point que, être humain, c’est se nourrir d’interrogations, qu’est-ce que c’est ?, au point que l’être homme et femme, c’est la quoibilité.

À rapprocher comme le fait Jean son propre discours sur le pain de vie (Jn 6, 24-35) du récit de l’Exode, on perçoit l’opposition radicale entre deux formes de nourritures : manger et mourir, manger et vivre ; manger pour être repus et faire la sieste ou manger l’interrogation à ne plus en dormir ; manger pour ne pas s’interroger ou se nourrir d’une quête infinie.

Prendre la manne pour colmater la faim est aussi abrutissant que mortel. Normalement, ce n’est pas possible puisque chacun récolte seulement ce dont il a besoin. La nourriture que Dieu donne permet de s’étonner. Dieu n’est jamais le bien connu, pas plus que sa créature. L’étonnement est non seulement le commencement de la philosophie, mais le ressort de la vie avec Dieu. Jésus ne cesse pas de s’étonner, d’admirer la foi des gens.

Si nous venons chaque dimanche nous repaître de certitudes, nous assurer en nous goinfrant d’une identité culturelle, catholique et française toujours, nous sommes comme gavés, des personnes obèses qui ne peuvent plus qu’à grand peine, et encore, se mouvoir, non des hommes et des femmes qui marchent.

Avec le pain des certitudes et de l’identité culturelle, nous avons toujours faim, et devons manger jusqu’à l’obésité, jusqu’à en mourir. La foi en Jésus, la suite de Jésus met un terme à cette faim mortelle. « Celui qui vient à moi n’aura jamais faim ; celui qui croit en moi n’aura jamais soif. »

Est-ce à dire que plus on est attaché à Jésus, moins l’on est certain de quoi que ce soit, y compris des affirmations de la foi ? Si tout doit être sans cesse interrogé, tout ne finit-il pas par être relativisé, y compris la conviction qu’il faut tout interroger ?

Tout interroger sans cesse – pour vivre, parce que c’est notre vie, tout interroger y compris dans la foi et ce que l’on a de plus cher – met en évidence ce qui résiste, ce qui tient, est solide, amen comme l’on dit en hébreu. Moins vous tenez l’amour pour acquis, à l’instar d’une possession, plus il a de chances de durer encore. Plus vous interrogez dans la radicalité votre foi – ainsi s’abandonne-t-on à Dieu –, plus vous demeurez fidèles à Jésus.

C’est avec la conviction d’apporter la civilisation et la vraie foi que l’on a justifié la colonisation. Sous prétexte d’œuvre civilisationnelle, aujourd’hui de démocratisation, on pille les pays dont on refuse que les ressortissants immigrent. Pourquoi se penser supérieurs si ce n’est pour ne pas s’étonner, découvrir en l’autre la profusion du don de Dieu, don dont les occidentaux, surtout mâles, seraient évidemment les possesseurs ?

C’est avec la conviction d’une loi de nature que la civilisation et la religion doivent défendre que l’on continue à justifier la non-égalité des hommes et des femmes. C’est avec la conviction de lutter pour la morale et le bon ordre des sociétés et des religions que l’on refuse d’autres modèles sexuels que ceux de l’hétéro, mâle et dominateur. Une union qui n’aurait pas la procréation pour but est impensable. Cette pseudo-évidence est un coup de poignard dans le dos des couples qui ne peuvent avoir d’enfants ! Alors que dire du crime contre les autres ?

C’est avec la conviction de défendre la civilisation et la vraie foi que l’on justifie le refus des migrants. Dès lors que les migrants apportent de l’argent, il n’y a aucun problème ; ils obtiennent des visas. Pourquoi penser néfastes et parasites ceux qui voudraient vivre dignement ? Nous ne sommes pas contre les migrants, mais contre les pauvres.

N’y a-t-il pas urgence à s’interroger ? Quoi ? Nous faisons cela ? Quoi, qu’est-ce que cela ? Il est temps de prendre cette nourriture, don de Dieu descendu du ciel. La supériorité de la civilisation occidentale, la défense d’une identité culturelle voire religieuse, un unique modèle de famille : serait-ce des vérités de foi ? Jésus ne mange pas de ce pain-là. Il n’est pas ce pain-là. Venu du ciel, il ouvre nos mondes à leurs fermetures ataviques et mortifères. Il est pain de vie.


Patrick Royannais