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Voulez-vous, pour commencer, évoquer vos années de formation, ce qui a pu éveiller votre vocation sacerdotale ?

J’ai bénéficié d’un environnement porteur dans ma ville natale de Saint-Dizier : famille unie qui avait la foi, collège des Salésiens où je faisais mes études secondaires, monastère des contemplatives avec les Sœurs de l’Adoration. Ma grand-mère maternelle participait aux offices du monastère et récitait chaque jour son rosaire. Je me souviens que mon père donnait volontiers un coup de main pour monter les reposoirs de la Fête-Dieu. Il arrivait que les prêtres de la paroisse viennent manger à la table familiale. Il y a eu aussi l’épreuve de la guerre, l’épreuve de l’exode.
Ce qui m’a marqué surtout, ce sont les célébrations liturgiques chez les Sœurs de l’Adoration qui chantaient le grégorien devant le Saint-Sacrement exposé, au milieu des fleurs et des bougies. J’allais servir la messe au monastère, j’étais tout jeune et très sensible à la beauté liturgique. Quand j’étais dans le chœur avec le prêtre célébrant, je me sentais attiré à devenir un jour comme lui… Prêtre, l’Eucharistie, c’est toujours resté en moi. L’Eucharistie m’attirait et mon désir d’être prêtre est venu de l’autel. Je gardais ce secret qui me rendait heureux.
Voilà les débuts de mon enfance et de mon adolescence à Saint-Dizier au sein de ma famille et des Salésiens que j'appréciais.
Un jour, le curé doyen de Saint-Dizier me demanda : « Tu ne penses pas entrer au grand séminaire ? Si tu n’y entres pas, qui y entrera ? »
Alors, je suis entré au grand séminaire de Langres, en brisant le cercle protecteur de ma famille et de ma ville de Saint-Dizier. J’ai découvert avec intérêt la vie communautaire : nous étions 25. J’ai découvert la Bible que je connaissais peu et qui me passionnait et puis la fréquentation d'auteurs spirituels : Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Thérèse de l’Enfant Jésus, Charles de Foucauld, qui touchaient quelque chose en moi ; ils élargissaient mon cœur et m’invitaient au voyage intérieur, pour chercher dans le sanctuaire intime de mon âme la présence de Dieu. Je découvrais qu'il y avait en moi plus grand que moi : la demeure de Dieu.
Mais, comme tous les jeunes de mon époque, il fallait que je parte en Algérie faire mon service militaire. C’était la guerre. J’ai quitté le milieu protecteur du séminaire pour commencer à faire mes 4 mois de classe dans l’infanterie coloniale à Fréjus.

C’était à quelle période ?
C’était en mai 1957. Le service militaire était à l'époque de 28 mois ! Puis j’ai été élève officier à Cherchell en Algérie durant 6 mois. À la fin du stage, j’ai opté pour les Affaires Algériennes : une œuvre de pacification. Après un stage de préparation à Alger de 3 semaines, j’ai été détaché auprès du préfet de Sétif qui me nomma à la SAS (Section Administrative Spécialisée) de Maoklane qui comprenait une trentaine de douars (villages). J’étais chargé de parler à la population, d'aider les maires dans le fonctionnement des communes : les écoles, les pistes en mauvais état, les fontaines en acheminant l'eau, une infirmerie pour les soins des malades, un bureau postal pour venir toucher les mandats venus de France, sans oublier de signer des laissez-passer pour que les habitants puissent circuler sans être arrêtés par les militaires. Il me fallait également accueillir tous ceux qui se présentaient à la SAS, pour être écoutés. Tout cela faisait partie du travail de pacification.

Cela ressemblait à ce qu’a été plus tard la coopération ?
Oui, tout à fait. Dans ce travail, deux événements m'ont marqué :
- Pour la première fois je découvrais l’islam. Un événement qui sera décisif. Je n’avais encore jamais rencontré de musulmans, et là, j’étais environné de musulmans. Il n’y avait ni communauté chrétienne, ni messe, ni sacrements. Il m'arrivait quelque fois de me rendre le dimanche dans la ville de Kerrata où l'église était tenue par les Pères Blancs. Un dimanche matin, à la sortie de la messe, alors que la place de l'église était pleine de monde, une bombe éclata faisant des morts et de nombreux blessés.
30 moghaznis, soldats algériens, étaient affectés à la SAS. Ils veillaient sur ma sécurité, me secondaient pour toutes les tâches à accomplir.
Un jour, j'étais parti en jeep avec un moghazni à mes côtés, dans des villages isolés. Dans l'après-midi, revenant vers la SAS, j'aperçois au bord d'une piste deux hommes qui me font signe de m'arrêter. Ils me supplient d'aller voir un homme qui est gravement malade et de le transporter à l'hôpital. Je laisse la jeep avec le moghazni et m'en vais seul avec ces deux inconnus. Ce qui n'est pas très recommandable en temps de guerre.
Je les suis sans trop savoir où ils vont me conduire. Ils pourraient me prendre en otage, me tuer... À 400 mètres environ, en contre bas de la colline, se trouve une mechta (maison) isolée. En pénétrant dans cette pauvre masure, j'aperçois sur une natte à même le sol en terre battue, un homme d'une quarantaine d'années qui est en train de mourir. Il est d'une grande maigreur, ne peut plus parler. Son regard est suppliant. La famille se tient à l'écart debout, avec dignité, et en silence. Je suis ému de voir l'affection, la tendresse de la famille pour cet homme malade.
« Que voulez-vous que je fasse pour celui que vous aimez ? »
« Que vous le transportiez à l'hôpital. »
« Mais il va mourir en cours de route ! Il ne supportera pas les secousses de la piste et l'hôpital est loin ! »
La famille croyait au miracle. Elle voulait tout faire, tout essayer pour celui qu'elle aimait tant.
J'acceptai cette démarche insensée. Rapidement des hommes fabriquent une sorte de brancard, hissent le malade dessus. Nous quittons la famille en pleurs. J'étais impressionné par ces hommes qui remontaient lentement la colline en portant à bout de bras ce brancard avec un malade au bord de la mort. Dans le silence, nous regagnons la jeep. Le malade est placé à l'arrière dans les bras d'un homme fort. Je conduisais lentement en évitant les nids de poule de la piste. Au bout d'une demi-heure, le malade s'est éteint comme s'il s'était endormi.
Nous sommes revenus rendre le mort à sa famille, à sa maison, à sa terre. Tous ne savaient que faire pour me remercier. On me raccompagna à la jeep. Le soir tombait.
La population m'apprivoisa. Il fallait du temps, car j'étais un étranger et je portais l'habit militaire. J’ai compris que je n’étais pas chez moi, mais que j’étais chez eux ! Ils ont compris que j'étais là pour eux, à leur service. Ils m'ont accepté comme un frère.
À partir de là, des liens d’amitié se sont créés. J’ai fait un service militaire rude et passionnant avec eux et ils étaient fiers que je me destine à être prêtre…

Vous évoquiez avec eux ce à quoi vous vous prépariez ?
Ils m'ont demandé un jour quel serait mon avenir. J'ai répondu : « Je serai prêtre, si Dieu le veut. » Ils voyaient le prêtre comme un homme de Dieu, un « marabout ». Ils trouvaient que c’était important et qu’il me fallait suivre cette voie. Je les sentais davantage responsables de moi ! Je participais à leurs fêtes. Un jour j'ai été invité au mariage d'un moghazni. Une belle fête, mais je n'ai pas vu la mariée ! Je m'en étonnais auprès du mari qui me répondit : « C'est ainsi chez nous. C'est la tradition. La mariée reste avec les femmes. »
Nous sommes sont restés entre hommes...

C’était dans quels lieux exactement ?
Près de Sétif, sur les hauts plateaux à 1000 m, « Sétif la rebelle » tout au long de l’histoire. C'est de Sétif qu'est parti le soulèvement réclamant l'indépendance de l'Algérie.
À l’époque de Saint-Augustin, il y avait un évêque de Parténia sur les hauts plateaux de Sétif. J’ai dû traverser plusieurs fois cet ancien diocèse de Parténia pendant mon service militaire ; on peut penser que, par délicatesse, Rome m’a nommé là où j’ai travaillé.

- Le second événement a été la guerre. J'ai été confronté à la violence.
Je ne faisais pas la guerre, mais l'armée était présente partout. Il y avait des opérations militaires, des ratissages, des passages d'hélicoptères, des prisonniers chargés d’empierrer les pistes en plein soleil, il y avait la torture. C’était une guerre coloniale et je me demandais comment réagir et lutter contre cette violence. La violence ne réglait rien et je n’avais pas de solution… Mais je refusais la violence. Je m'initiais à une pratique de la non-violence sans trop savoir où je m'orientais.
Des jeunes soldats du contingent, après une embuscade meurtrière pour plusieurs d'entre eux, se vengeaient aussitôt sur le village voisin. Ils brûlaient les maisons, violaient des femmes, tuaient des hommes et des enfants... Les jours suivants, ils ne se reconnaissent plus. Le vernis de leur éducation avait vite fait de sauter. Sous le choc de la violence, ils se sont lâchés dans la barbarie. Aujourd’hui encore ils portent des blessures et n'en parlent jamais, même à leurs épouses. En détruisant les autres, ils se sont détruits eux-mêmes.
Après 28 mois de service militaire, en août 1959, j’ai regagné la France avec le sentiment que l’Algérie serait indépendante un jour et que la guerre menée dans ce pays était une guerre coloniale.
L’Algérie m’a rendu non-violent et m’a appris l’importance du dialogue avec l’islam : un vrai « séminaire ! »

Plus que jamais, aujourd’hui, cette connaissance de l’islam est indispensable.
Tout à fait. Je suis toujours resté en dialogue avec l’islam, des familles musulmanes font partie de ma vie. Après l’Algérie, j’ai continué mes études, j’ai été envoyé à Rome, au temps du bon pape Jean qui apportait un nouveau printemps à l'Église. On sentait que beaucoup de choses devenaient possibles. De bonnes années vraiment ! Des évêques et des théologiens venaient souvent à Rome pour préparer le concile. Je suis retourné dans mon diocèse pour être ordonné prêtre à Langres en 1961, puis j’ai à nouveau passé une année à Rome. J'en suis reparti au moment où s'ouvrait le concile. J’ai eu cette chance d’être un prêtre du concile apprenant à m'ouvrir au monde : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses du monde de ce temps, des pauvres surtout, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses de l’Église. » Cette parole conciliaire m'enflammait !

À ce moment-là, c’était au programme des études ?
Nécessairement. Le concile renouvelait tout en profondeur, il était incontournable. Les évêques de la région donnaient ce mot d'ordre : « Faites passer le concile ! » J’ai pris mon bâton de pèlerin, faisant beaucoup de soirées et de sessions sur le concile, en particulier sur l'Église dans le monde de ce temps, les prêtres et la liturgie.

Votre premier poste ?
Professeur au grand séminaire de Chalons-en-Champagne, puis le séminaire a été rattaché à Reims. Pendant 7 ans, j’ai enseigné à Reims, ville où Monseigneur François Marty était l'archevêque bien-aimé.

Vous êtes tout de suite entré dans la formation des prêtres de l’époque ?
Oui, tout en étant envoyé à Paris pour suivre les cours de l’Institut de Liturgie 3 jours par semaine ; puis nommé directeur à l'IFEC (institut de formation pour les éducateurs du clergé) et secrétaire de la commission épiscopale du Clergé pour les séminaires.
Ce que j'aimais surtout, c'était d'aller sur le terrain à la rencontre des gens. Ils étaient avides de connaître ce que disait le concile et posaient beaucoup de questions.

On est frappé de voir, à travers les rencontres de prêtres en Bretagne notamment, que certains évoquent les difficultés qu’ils ont eues parfois dans leur paroisse pour faire lâcher le latin.
Dans les soirées sur la liturgie, revenait l'incontournable question du latin. Je répondais : « Ce n’est pas facile pour moi ! J’ai étudié en latin. Je célébrais la messe en latin par cœur sans avoir besoin de missel. Quand on a changé de système de monnaie en passant des francs anciens aux francs nouveaux, c’était difficile. On était sans cesse en train de faire des calculs dans sa tête ! Il fallait du temps. On s'y est mis. »
N’est-ce pas une belle chose que les gens découvrent dans leur langue la beauté de la liturgie ? Peut-être n’a-t-on pas assez expliqué ? J’en garde un bon souvenir.
Et puis il y a eu mai 68. Cela a été un raz-de-marée qui nous a tous bousculés. Je l’ai vécu à Reims comme une nouvelle Pentecôte. Dans les nombreuses rencontres, personne n’avait peur de personne. On était tous à pied d’égalité. Des êtres humains avant tout. Les masques tombaient. La parole circulait librement. On se tutoyait spontanément. Ces moments-là sont rares !
Mais c’était un avis de tempête pour les autorités et pour les évêques.
Je me suis aperçu que les fruits que j’attendais du concile ne venaient pas : des prêtres se sont mariés, des séminaires ont fermé, des églises se sont vidées de leurs fidèles. Les fruits n’étaient pas là… J’ai compris que le concile était un commencement et qu'il fallait entrer en dialogue avec la société moderne. Il ne suffisait pas d'expliquer et de s'adapter. C'était trop facile.
Nous avions à nous convertir pour pouvoir innover et créer et aller plus loin que nous ne l'avions imaginé. Il fallait abandonner nos vieilles outres comme le demande Jésus car : « À vin nouveau, outres neuves. »
Je pensais ainsi que le statut social des prêtres était à changer. Rénover les séminaires ne suffisait pas. Je rêvais que dans l'Église de France, des communautés chrétiennes, avec leur évêque, puissent prendre l'initiative d'appeler au ministère presbytéral des hommes ou des femmes d'expérience, mariés ou pas, ayant un travail, une profession. Pour un temps donné.
J’ai été nommé évêque en 1982 après avoir été vicaire général de Langres durant 5 ans. Un nouveau cercle se brisait. À peine arrivé à Évreux, des événements me sont tombés dessus. Un jeune homme vient me voir en me disant : « Je suis vétérinaire, objecteur de conscience. J’ai un procès à Évreux ; je suis non violent, et n'accepte pas mon affectation. Est-ce que vous viendriez au tribunal ? » À l’époque, il n’y avait pas de statut d’objecteur de conscience.
Je vais au tribunal et me trouve au milieu de beaucoup de jeunes venus de toute la région. Il y avait un avocat de Paris qui dans sa plaidoirie crut bon de dire : « Monsieur le Président, au milieu de tous ces jeunes, il y a le nouvel évêque d’Évreux ! » Je ne savais plus où me mettre ! Ma présence fit le plus mauvais effet auprès des juges qui mirent la plus lourde peine qui soit pour un objecteur. Heureusement, ce jeune fit appel à Rouen et fut relaxé. Dans la presse, on me reprocha de prendre mes distances avec l’ordre établi.

Comment comprenez-vous qu’on vous ait nommé évêque connaissant vos positions ?
Aller au tribunal pour défendre un objecteur de conscience ne me paraît pas être une contre-indication pour devenir évêque. Qu’un évêque soit perçu comme prenant ses distances par rapport à l’ordre établi, n’est-ce pas une bonne chose ?
À mon avis, quand un évêque prend la défense des faibles, il dérange le pouvoir des puissants.
Une manifestation d'environ 200 Maliens se tenait devant l'Hôtel de Ville de Paris. Ils avaient été expulsés la veille du gymnase Japy par des CRS. Ce gymnase appartient à la Ville de Paris. Je me trouvais au milieu de ces grands Maliens quand tout à coup, un homme surgit devant moi et me dit :
« Monseigneur, et Dieu dans tout cela ? »
« Dieu, il est là, avec les Maliens. »
« Vous en êtes sûr ? »
« Dieu est toujours du côté de ceux qui sont en danger. »
« Si Dieu est avec les Maliens, il n’est pas avec les CRS qui sont de l’autre côté des barrières ? »
« Dieu commence par les pauvres. C'est son choix, mais il s’ouvre à tous, y compris aux CRS. Il n'exclut personne. »
L'homme réfléchit quelques instants, puis il me donne son accord en me serrant la main.
À mon départ d'Évreux, dans mon dernier sermon à la cathédrale, j'ai dit à la foule : « Tout chrétien, toute communauté, toute Église qui ne prend pas, d’abord et avant tout, les chemins de la détresse des hommes, n’a aucune chance d’être entendu comme porteur d’une Bonne Nouvelle. Tout chrétien, toute communauté, toute Église qui ne se fait pas d’abord et avant tout, fraternel avec tout homme, ne pourra pas trouver le chemin de son cœur, l’endroit secret où peut être accueillie cette bonne Nouvelle. »

Quand vous avez accepté d’être évêque, vous avez pensé que vous continueriez sur cette lancée, avec la préférence des pauvres ?
Sans hésitation. J'avais en mémoire l'assassinat de Mgr Romero en 1980 qui a été un prophète de la justice en se plaçant résolument du côté des opprimés.
« C’est à partir des pauvres, affirmait-il, que l’Église pourra exister pour tous, qu’elle pourra rendre service aux puissants à travers une pastorale de conversion ; mais pas l’inverse, comme c’est arrivé tant de fois. »
Un jeune coopérant d’Évreux était parti en Afrique du Sud comme professeur de français. Il découvrit rapidement ce qu’était l’apartheid. Il ne pouvait pas ne pas manifester son soutien à la lutte contre l’apartheid. Il fut mis en prison. Les parents, professeurs au lycée d’Évreux, communistes notoires, n’avaient pas de nouvelles et n’obtenaient pas de visa de l’ambassade pour aller le voir. Ils avaient formé un comité de soutien qui est venu me voir à l’évêché. Ce comité souhaitait que je fasse une démarche à l'ambassade de Paris pour demander un visa. Si les parents n'obtenaient pas de visa, ce n'est pas moi, pauvre étranger qui pourrait l'obtenir.
Devant leur insistance, je me suis résolu à demander un visa. Et contre toute attente, l'ambassade m'accorda le visa ! Me voici donc obligé de partir en Afrique du Sud pour aller visiter un prisonnier. Un avion m'est proposé à une date déterminée.
Mais ce jour-là, c’était le départ en train du pèlerinage diocésain à Lourdes. Un pèlerinage avec les malades, les jeunes, beaucoup de pèlerins. L’évêque préside ce pèlerinage toute la semaine. Fallait-il aller visiter un prisonnier que je ne connaissais pas ou accompagner tous les pèlerins de Lourdes ? J’ai pensé à la parabole de la brebis perdue. Le Bon Pasteur délaisse les 99 brebis du troupeau pour aller chercher celle qui est égarée et la ramener.
J’ai fait le choix de partir au pays de l’apartheid visiter ce prisonnier.
Des chrétiens n'ont pas compris ce choix et me l'ont reproché : « Le pape vous a nommé pour nous et non pas pour les communistes. » À partir de ce jour, je devins : « L'évêque rouge ».

Combien de temps êtes-vous resté à Évreux ?
Près de13 ans

Pensiez-vous que les choses allaient s’arranger avec le temps ?
Il fut un temps où je le pensais. Mais les opposants ne désarmaient pas. Ils faisaient le siège du cardinal en charge des évêques à Rome. Ils guettaient ma chute.

Que s’est-il passé ? On vous a demandé de partir ?
Il m’arrivait de rencontrer ce cardinal chargé des évêques à Rome. Il me confia un jour : « Quand je vois tout ce que je reçois contre vous, je me demande comment vous arrivez à vivre ! »
Je vis au jour le jour. Je fais confiance à Dieu. Il m’arrive de vivre des jours sombres où je connais le découragement. Alors je vais à la prison d’Évreux. Je prends la clé qui me permet d’entrer dans les cellules. Au hasard, j’ouvre des portes et rencontre des prisonniers inconnus. Avec beaucoup d’humanité, ceux-ci m’apportaient sans le savoir la paix et le réconfort. Ils prononçaient une parole qu’eux seuls pouvaient me dire.
Le cardinal me conseilla de ne plus parler aux médias. De parler le moins possible. Mais un évêque n'est pas moine. Difficile de se taire.

Vous étiez pris dans ce climat délétère.
Oui, j’avais une épée de Damoclès au-dessus de ma tête. Je me doutais que le couperet tomberait un jour. Pour la première fois, je devais vivre avec des ennemis qui se trouvaient quelque part en France et dont je ne connaissais pas le visage. Beaucoup de lettres étaient dures à lire…

Il y avait quand même des gens qui vous soutenaient ?
C’est vrai, j’ai rencontré beaucoup de gens merveilleux. Mon premier livre s’intitulait : Ils m’ont donné tant de bonheur. Alors les gens disaient : « "Ils", c’est qui ? Ce sont des chrétiens ? » J’aimais beaucoup ce titre qui désignait tant de gens croyants ou pas.

Qu’est-ce qui vous a fait tenir ?
Les gens et la prière.
En fin d’après-midi, je prenais le métro. Il y avait tellement de monde que je ne pouvais pas trouver un appui avec ma main. Selon les secousses du métro, je me reposais sur les uns ou sur les autres. Quelqu’un qui m’avait identifié souriait de ma situation précaire. Comme nous sommes descendus à la même station, je n’ai pas pu m’empêcher de lui dire : « Voyez, ce qui fait tenir debout un évêque, ce sont les gens ! »
Le pape François dans son homélie adressée à l’Église italienne, dans la cathédrale de Florence, cita, sans me nommer, cette anecdote.

Il y avait une division dans le diocèse, les « pour » et les « contre » l’évêque ?
La division était aussi hors diocèse. Ceux qui étaient contre moi étaient peu nombreux mais influents. La plupart du temps les gens se positionnaient en fonction d’une prise de position et non de ma personne. Par exemple les Palestiniens et le fait d’avoir rencontré Yasser Arafat. Ou bien le sida et le préservatif…

Les non pratiquants prenaient fait et cause pour vous ?
Je l’espère. Mais beaucoup n’appartenaient à aucune croyance ; d’autres étaient musulmans.

Et votre presbyterium, comment se comportait-il avec vous ?
Les prêtres étaient respectueux, silencieux, souvent gênés à cause des gens. D'autres faisaient savoir leur désaccord. En général ils se montraient plus fraternels que solidaires. Des curés me disaient : « Vous, vous ne faites que passer dans les paroisses, nous, on y reste ! Il faut faire avec ! »

On retrouve actuellement cela en région parisienne où le prêtre est entouré d’une garde rapprochée plus traditionnelle qui le bride dans ses aspirations, dans sa vie pastorale, et il dit : s’ils ne sont plus là, je risque d’être tout seul !
Je comprends ces prêtres. C’est une réaction humaine. Mais il est dommage qu’ils ne soient pas en lien avec d’autres groupes pour respirer l’air frais de l’Évangile.

Comment réagissaient vos paroissiens ? Ils ont dû pendant votre passage s’éveiller à une vie communautaire très riche ?
J’ai essayé partout d’éveiller, de réveiller, d’appeler, de mettre en route, de responsabiliser. J’ai lancé des lieux de formation comme « l’École des ministères » qui s’étalait sur deux années. Quand, dans des paroisses rurales, un prêtre partait ailleurs ou démissionnait, je ne nommais pas de remplaçant. Le vicaire épiscopal réunissait les chrétiens pour évaluer la situation. On prévoyait ensemble l’avenir. Les chrétiens comprenaient bien qu’ils étaient l’Église dans ce lieu donné. Ils se sentaient responsables ensemble et se faisaient confiance. J’entrevoyais beaucoup de ministères, le ministère diaconal bien sûr, mais aussi le ministère de l’écoute, celui de la parole, des enterrements…, le ministère de l’unité, le ministère de la paix…On a mis de belles choses en route. Et j’ai vécu avec passion ces naissances de communautés un peu partout dans le diocèse.

On vous a appelé à Rome. Sans s’appesantir sur cet épisode, vous a-t-on donné les raisons de cette éviction d’Évreux ?
Convoqué à Rome, j’ai vite compris que j’étais le loup dans la bergerie, une menace pour les autres. Il était temps que le couperet tombe et que je me taise une bonne fois pour toutes.

On ne vous a pas entendu ?
Je n’avais plus rien à dire, la cause était entendue. Le cardinal termina avec cette sentence : « Demain à midi, vous ne serez plus évêque d’Évreux. Si vous signez, vous serez évêque émérite d’Évreux. Si vous ne signez pas, vous serez évêque transféré. Vous avez quelques heures pour réfléchir. »
Je n’ai pas signé, devenant ainsi évêque de Parténia.

Parténia, c’est un diocèse ?
Parténia est devenu le diocèse des exclus. C’est un diocèse sans frontières, car les exclus sont partout. Quand je suis allé en Bolivie, à La Paz, l’évêque m’a dit comprendre ce qu'est Partenia : « Quand vous venez chez moi, je suis chez vous ! »

Quand le peuple de Dieu a appris votre départ, il s’est manifesté ?
Merveilleusement ! Quittant Rome en prenant le train de nuit, j’ai rédigé un communiqué pour le diocèse d’Évreux terminant par ces mots : « Je cesse de vous servir mais je ne cesse pas de vous aimer. » Ces mots ont touché les cœurs.
De retour de Rome, j’arrive à Évreux. Sur le quai de la gare, une meute de journalistes. À l’évêché, impossible d’entrer. Plein comme un œuf. Les gens debout l’avaient envahi dans le plus grand silence, comme s’ils veillaient un mort. Je demandais à pouvoir entrer, montrant que je n’étais pas mort !

En silence ? Ils ont voulu protester ?
Ils l’ont fait avec dignité. 40 000 lettres sont arrivées à l’évêché. La dernière messe à la cathédrale fut magnifique. C’était vraiment très beau ! Des gens de partout étaient accourus à Évreux par un vent de tempête. Croyants et non croyants se retrouvaient dehors et dedans fraternellement. Ce furent pour moi les grandes heures d’Évreux. Je les vivais dans la paix intérieure et la reconnaissance à Dieu.
Une nouvelle vie allait commencer pour moi. Je n’avais pas de projet spécial. Comme j’avais fait un squat dans la rue du Dragon 15 jours avant, les responsables m’ont dit : « Pourquoi ne viendrais-tu pas rue du Dragon, avec des familles et les sans-papiers, ce serait un signe. » La rue du Dragon est dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés. J’y ai vécu un an, dans une chambre sans chauffage, sans eau... J’avais 15 pièces à Évreux, là, j’en avais une seule, mais ce changement a été facile. Je me sentais habité par la paix de Dieu.
Les familles des sans-papiers m'ont accueilli très fraternellement. J'étais l'un d'eux. La messe de Noël rue du Dragon a été un grand moment pour nous tous.
J'ai été invité en Amérique latine, au Moyen-Orient, en Europe. Il y a eu pendant 15 ans le site Partenia qui a fonctionné chaque mois en 7 langues. Katharina s'en occupait bénévolement à Zurich. Chaque mois il y avait mon carnet de route à partir d'événements vécus dans le mois, 3 questions que me posaient un journaliste sur l'actualité, un partage d'Évangile qui se faisait en équipe.

Comment voyez-vous l’évolution de la société ?
Une société humaine se juge à la manière dont elle traite les plus fragiles, ceux qui sont au chômage, sans logement, sans papiers, dans la rue... Une société qui s'avère incapable de respecter les plus faibles ne pourra pas connaître la paix. Prenez le cas des Roms : ils ont autant besoin de respect que de secours. L'homme n'est pas réduit à ce qu'il produit ni à ce qu'il consomme.
La société française, comme l'Europe d'ailleurs, est vouée au métissage.
Je trouve qu'il y a beaucoup d'indifférence aujourd’hui. On ferme son cœur ainsi que les frontières. Le pape François a dit : « Il faut passer de la mondialisation de l'indifférence à la mondialisation de la solidarité. » Dans l'association « Droits devant » dont je suis président, la devise est : « Pas de murs entre les peuples. Pas de peuples entre les murs. »
Le vivre ensemble reste difficile car il y a un déficit du lien social. Parmi les trois valeurs de la devise républicaine, la plus malmenée est l’égalité. Comme le disait Coluche : « Il y a des gens qui sont plus égaux que d’autres. »

Comment voyez-vous l’avenir de l’Église, à partir de votre cheminement ?
L’Église est un ferment d’humanité pour le monde. Je souhaite qu'elle fasse le choix des pauvres. Quand on est solidaire des plus démunis, l’avenir est ouvert.
J’aimerais que mon Église dénonce le scandale des ventes d’armes. Ce commerce est intolérable. Qu’elle s’oppose à l'arme nucléaire qui est un danger pour l'humanité.
Je voudrais que l'Église manifeste sa solidarité au peuple palestinien qui est un pays occupé et qui subit l'injustice au quotidien.

Cela n’est-il pas une exigence humaine avant tout ?
La route de l’homme, c’est la route de l’Église. Il n’y en a pas d’autre. Le seul combat qui vaille, c’est le combat de l’homme. Comment annoncer l'Évangile sans passion pour la justice !

Plus que l’Église ?
L’Église n’est pas faite pour elle-même. Si elle ne sert pas, elle ne sert à rien. Dom Helder Camara disait : « Je ne serai pas le prêtre de Jésus-Christ si je ne suis pas une espérance pour les pauvres. »
Mon rêve : construire un monde où chacun existe pour l’autre. Quand je dis « chacun existe pour l’autre », j’inclus aussi des peuples opprimés : le peuple palestinien, le peuple sahraoui, le peuple kurde… Demain est à faire.

On peut dire un mot de votre rencontre avec le pape François ?
Le pape François reste lui-même : un homme libre. Il n’est pas un homme d’appareil. Quel homme étonnant ! Je lui ai dit qu'il était un cadeau de Dieu pour le monde et les Églises.
« J’aime, m’a-t-il dit, cette image du Christ qui frappe à la porte de l’Église. On croit toujours que le Christ est dehors et qu’il frappe pour qu’on le laisse entrer. Mais le Christ n’est pas à l’extérieur, il est à l’intérieur de l’Église. Il frappe pour qu’on lui ouvre les portes afin d’aller vers les périphéries du monde. Il veut sortir ! »
Je me suis permis d’ajouter : « N’enfermons pas Celui qui est venu nous libérer. »
Avant le synode sur la famille qui allait se tenir prochainement, le pape François était intéressé par l’expérience des familles. Je lui ai parlé de deux couples : un couple de divorcés désire se marier civilement après 20 années de vie commune. Étant croyants pratiquants, ils souhaitent une bénédiction mais ne trouvent pas de prêtre qui accepte. Ils m’écrivent. On se rencontre, on mange ensemble. Ils sont sympathiques au possible : « Nous avons une résidence secondaire dans un village de la région parisienne. Après le passage à la mairie, on pourrait faire la bénédiction dans notre grand jardin. »
Ils sont 100 personnes ! Tout le monde était invité de ces familles recomposées. Après la musique et les chants, le couple dit pourquoi il tient à une bénédiction. Un témoin prend également la parole. Après un texte de saint Paul que je commente, viennent des intentions de prière et je fais la bénédiction si attendue. Tout le monde applaudit et vient féliciter les mariés. La cérémonie était vraie et donnait du sens.
Le pape écoutait attentivement.
J’ai béni également un couple d’homosexuels. Deux hommes de 29 et 30 ans vivent ensemble depuis 9 ans ; ils désirent se marier civilement. Chrétiens pratiquants, ils souhaitent vivement une bénédiction. C’est un refus de la part des prêtres contactés. Ils m’écrivent une belle lettre qui me touche. J’irai les bénir. Leur joie est grande.
Dans un domaine qu’ils ont loué pour le week-end, 80 personnes se retrouvent pour la cérémonie au son de la musique et des chants. Les deux mariés prennent la parole pour donner sens à leur démarche. Un témoin explique les difficultés de parcours que peuvent connaître des homosexuels dans leur vie de famille et de travail. Je commente un texte d’évangile et les bénis. Tout le monde applaudit.

Que dit François?
« La bénédiction, c’est dire la bonté de Dieu à tout le monde sans exclure personne. »
J’ajoute : « On bénit des maisons, on peut bénir les personnes ! »

Quelle parole d’Évangile vous parle le plus ?
« Demeurez dans mon amour. »
Jésus m’habite. Il est là, où que j’aille, quoique je fasse. Je lui parle comme on parle à un ami. Je me sens dans la main du Père et comme le dit le psalmiste : « Passerais-je un ravin de ténèbres, je ne craindrai aucun mal. »
Un matin, je me rendais en banlieue, à Montreuil. Je prenais le métro ; en sortant de la station, il pleuvait à verse. Je me précipite sous une porte cochère en attendant que les cieux soient plus cléments. Et voici qu’un homme vient vers moi :
« Voulez-vous mon imperméable ? »
« Je suis très touché, mais vous avez besoin de votre imperméable autant que moi. Je ne veux pas vous en priver ! Je ne sais pas comment saint Martin a fait ! »
On échange quelques paroles ; j’apprends que cet homme est juif. Il poursuit son chemin avec son imperméable. Une minute se passe, une femme vient vers moi avec son parapluie :
« Monseigneur, venez sous mon parapluie. »
Cette fois-ci, je ne pouvais pas refuser. On peut être deux sous un parapluie. Me voilà donc au bras de cette femme ; on se serrait fort parce qu’il pleuvait toujours à verse. Chemin faisant, la femme me dit : « Je vous conduis là où vous voulez aller. Vous savez, celle qui tient ce parapluie, c’est une musulmane. »
Je me disais en moi-même : belle promenade œcuménique dès le matin ! Un juif, une musulmane… puis je me suis dit : j’ai bien fait de ne pas prendre d’imperméable ni de parapluie. Quand on a ce qu’il faut, on n’a pas besoin des autres, mais quand on est en manque, on est bien content d’être aidé.
Si l’Église a tout ce qu’il faut pour vivre, pourquoi se tourner vers les autres ? Si elle a la vérité, pourquoi perdre son temps à aller dialoguer avec les autres et chercher ce qu’elle a déjà ? Mais si l’Église est en manque, si elle accepte humblement d’être aidée par des étrangers, des non croyants, des malades, des petites gens, alors elle retrouve un souffle évangélique et les pauvres la sentent à elle.