Commentaires
Les 3 versets relatifs à Melkisédeq n'ont-il pas été ajoutés ?
Après votre long commentaire, très riche, je me permets une petite question complémentaire.
Wénin montre clairement que non seulement Melkisédeq surgit de nulle part, mais aussi que les versets le concernant (Gn 14,18-20) interrompent l’échange entre Abram et le roi de Sodome. De plus celui-ci est roi de Salem, que vous avez relié à "Jérusalem" : mais Jérusalem existe-t-elle au temps d’Abram ? En cas de réponse négative, cela renforcerait l’idée que les trois versets ont été ajoutés au récit initial. Même s’ils font bien partie du texte canonique du Livre de la Genèse, ne faut-il pas en relativiser la portée (contrairement à ce qu'a fait l'auteur de la Lettre aux Hébreux) ?
En d’autres termes que sait-on sur l’origine de ces trois versets ? Merci d’avance.
AMr
Je pense qu'il faut que vous reveniez sur la question de la rédaction des livres bibliques.
Jérusalem existait-elle au temps d'Abraham ?
Mais quel est le temps d'Abraham ?
Rappelez vous ma présentation "historique" de la feuille de route n° 1 : Abraham n'apparaît dans la Bible qu'à partir du 6ème siècle, lorsqu'au retour d'exil, ceux qui revenaient, bien appuyés sur les traditions mosaïques de l'Exode, ont voulu accueillir dans leurs récits et dans leurs textes des "ancêtres" plus ou moins éponymes de ceux qui étaient restés sur place autour de Jérusalem. C'est clair pour Jacob, patriarche de Sichem et Béthel au Nord, mais beaucoup moins pour Abraham, peut-être un nom associé au sanctuaire d'Hébron au sud.
Dès lors, on ne peut absolument pas parler de "récit initial" ! Il y a des morceaux épars, remaniés, raboutés, des souvenirs et des noms utilisés... Mais surtout une rédaction qui tient compte de points de vue divers, au moins celui de ceux qui reviennent (et souvent ils sont en débat) et celui ou ceux de ceux qui sont restés !
En tout cas, lorsque les auteurs rédigent le texte (peut-être à l'aide de récits anciens (mais lesquels ? et ils sont indatables), Jérusalem est la capitale depuis David, donc depuis au moins 4 siècles, et c'est à Jérusalem qu'ils sont rentrés.
Du coup, intégrer un roi de Salem, roi de justice et de paix, dans la liste des peuples (plutôt folklorique !) qui ont lutté contre ou pour Israël, cela prend un sens très fort.
On voit bien d'ailleurs que, pour ceux qui écrivent, l'histoire a manifesté bien vigoureusement que le danger venait de ceux du Nord qui ont envahi progressivement Israël (Assyrie, puis Babylonie, dont Amraphel, Kerdorlaomer and co (roi des Goïm = des païens) sont un concentré assez significatif !
J'espère que je ne vous déstabilise pas trop. Mais je pense qu'il faut abandonner l'idée d'un récit initial, et accepter que l'histoire s'écrit au fur et à mesure des besoins, en utilisant et réutilisant des bribes de traditions orales et écrites, mais surtout dans un dessein bien défini, qui est, ici, celui d'une alliance proposée par Dieu, bien avant l'alliance avec Moïse, une alliance ouverte aussi à ceux qui n'ont jamais bougé du pays, et qui a pour seule garantie la fidélité de DIeu à sa promesse.
Appuyés sur cette promesse/alliance, les récits cherchent à montrer comment on peut vivre ou non la guerre....et on envoie littérairement Abram au feu pour qu'il trace les chemins !!
Merci de ce gros travail de…
Merci de ce gros travail de lecture attentive que vous faites, et qui me réjouis....
Je ne peux rien faire d'autre qu'essayer d'avancer d'un pas de plus avec vous !
Effectivement un Melkisédeq bien énigmatique, "sorti de nulle part" comme vous le dites... Qu'en faire ?
D'abord il y a un vrai problème de méthode. Bien sûr, vous avez eu raison d'aller lire Martin Pochon et l'utilisation que la lettre aux Hébreux fait de Melkisédeq, mais tout de même, il n'y a pas loin de 600 ans entre le moment où Melkisédeq apparaît dans le récit (après le retour d'exil, vers 500 ? Une façon de donner une aura nouvelle à la caste sacerdotale, peut-être ?) et le moment où Hébreux s'en empare, après 70 ap. J.C.
Il faut donc d'abord interroger le texte de la Genèse pour lui-même, avec les renseignements qu'il donne, le contexte littéraire, puis en essayant de le situer dans le milieu qui l'a rédigé ou remis en forme définitive, le contexte de rédaction.
Nous sommes dans un contexte de guerre.
Abram vient de se rendre vainqueur d'une ligue de rois du Nord qui avaient envahi toute la région au Sud et s'étaient emparé de Lot et de son clan qui résidaient à Sodome (14, 12). Abram a pris les armes et libéré Lot (14, 14-16) ; on ne comprend pas bien ce qu'il est advenu des rois de Sodome et Gomorrhe qui ont fui devant les envahisseurs et sont tombés dans un puits de bitume (v. 10) ! En tout cas au v. 17, le roi de Sodome s'avance à la rencontre d'Abram vainqueur. Pour quoi faire ?
Or, il est devancé (court-circuité ?) par Melkisédeq, roi de Salem. On ne connaît que son nom qu’on traduit facilement (melek/melk : roi, tsedeq : la justice) : « roi de justice » ou « roi juste ». En plus le mot Salem est proche du mot Shalom : « paix », comme dans Jérusalem ; il est donc « roi de Paix », un homme juste et un homme de paix, c’est déjà tout un programme !
Il apporte du pain et du vin, une sorte d’offrande des fruits de la terre propres à la vie, une offrande de paix, à Abram ? Il était prêtre du Dieu Très Haut : le Dieu qui s’est révélé à Abram, certainement, Dieu créateur du ciel et de la terre (création en termes d’enfantement, traditionnel dans le Proche Orient), Dieu qui combat aux côtés d’Abram pour délivrer son neveu et les siens. Et Melkisédeq bénit Abram par le Dieu Très Haut et bénit Dieu qui a conduit Abram à la victoire
Et Abram donne à Melkisedeq (ou à Dieu ?) la dîme de ses biens ; on peut rapprocher de la promesse de Jacob en 28, 21-22.
Or, le livre du Deutéronome insiste sur la dîme comme offrande à Dieu (Dt 12, 6.18 ; 14, 17 ; 26, 11)
tandis que la tradition sacerdotale dans le livre des Nombres 18, 21 en fait une redevance au clergé descendant de Lévi.
Lorsqu’Abram donne la dîme à Melkisedeq, est-ce une façon de faire remonter bien au-delà de Lévi la présence des prêtres (avec fonction royale), aux côtés du grand ancêtre Abram, qui leur donne la dîme (ou qui la donne à Dieu ?) ?
Personnellement j’interprète la figure de Melkisédeq comme une façon pour les prêtres de retour d’exil de fonder leur sacerdoce et leur culte bien au-delà de la tradition de Jacob ou de Moïse, dans un passé qui précède même l’ancêtre commun Abram. Et de montrer que le rôle des prêtres est de bénir les hommes de paix et de célébrer la création qui nourrit à profusion ceux qui font la paix. L’offrande n’est pas animale (les prophètes sont passés par là), mais au contraire de végétaux et donc de douceur.
Melkisédeq est comme pris « en sandwich » entre les interventions du roi de Sodome (v. 17 et v, 21-24). Sa proposition est étrange : ? Il demande les personnes et rend les biens. Peut-être veut-il récupérer ses propres guerriers qui ont combattu avec Abram ? peut-être sa demande est-elle liée aux mœurs sexuelles de la ville ? En tout cas, Abram refuse : il ne veut rien garder du roi de Sodome, mais il garde ses jeunes guerriers et les nourrit justement.
Nous n’entendrons pratiquement plus parler de Melkisédeq avant la lettre aux Hébreux ; il y a pourtant comme un relais de la figure dans le Psaume 110, où le roi élu par Dieu -le roi Messie- est aussi prêtre « pour toujours, à la manière de Melkisédeq » (Ps 110, 4).
Bel exemple d’une figure dont la Bible ne trace que quelques traits suggestifs, si bien qu’elle reste impossible à cerner, mais qu’elle s’offre à notre méditation, de façon toujours renouvelée… sur les figures de paix en temps de guerre, sur le rôle du prêtre médiateur, sur les offrandes que l’on peut faire et recevoir pour bénir Dieu et avancer sur des chemins de paix etc.